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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 21:01
Un membre du GIGN jugé
pour avoir tué Henri Lenfant
d’une balle dans la nuque 

En 2018, le gendarme Alexandre B. a fait feu sur un homme qui avait redémarré sa voiture pendant son arrestation. Il doit être jugé pour « coups mortels », du 19 au 22 février, devant la cour criminelle du Pas-de-Calais. 

À partir du lundi 19 février, un gendarme de 43 ans doit comparaître pendant quatre jours devant la cour criminelle du Pas-de-Calais, à Saint-Omer. Accusé de « coups mortels » sur Henri Lenfant, tué d’une balle dans la nuque à 22 ans, Alexandre B. risque vingt ans de prison. 

Au terme d’une enquête qui a duré quatre ans, une juge d’instruction de Béthune a écarté la légitime défense et estimé que le tir d’Alexandre B. n’était « pas strictement proportionné » à la situation. D’autant plus pour « un professionnel formé au tir et membre d’une antenne du GIGN, aguerri aux interpellations difficiles »

Cette décision de mise en accusation, contestée par le gendarme, a été confirmée en appel et en cassation. « Les conditions de tir prévues par la loi nous semblent être réunies », maintient l’avocat d’Alexandre B., Sébastien Busy, qui ajoute : « Nous avons parfaitement conscience qu’un homme est mort, mais l’objectif de mon client était d’interpeller. » Aux yeux de la défense, Henri Lenfant représentait « une menace directe » pour Alexandre B. et ses collègues. 

 
Illustration 1 Marche blanche pour Henri Lenfant à Fouquières-lès-Lens, le 28 septembre 2019. © Photo Alexis Christiaen / La Voix du Nord / PhotoPQR via MaxPPP

De son côté, la famille d’Henri Lenfant n’a pas obtenu que les faits soient qualifiés d’« homicide volontaire », c’est-à-dire de meurtre, ce qui aurait conduit Alexandre B. devant les assises. « On est beaucoup plus proche du meurtre que de l’homicide involontaire », soutient Alban Deberdt, conseil des parties civiles aux côtés de Sophie David.

L’avocat poursuit : « Mes clients ont hâte que justice soit rendue. Comment un membre du GIGN, formé, qui doit maîtriser ses gestes, peut-il tirer à bout portant dans la tête d’un homme désarmé et tétanisé ? Comment penser qu’il n’a pas d’intention de tuer ? Pourquoi les autres gendarmes rangent leur arme ? Avec le véhicule du GIGN à l’arrière, Henri Lenfant ne pouvait pas reculer. À l’avant, il y avait un fossé. Il lui était impossible de s’enfuir, et de toute façon, sa voiture était balisée. » 

Un conducteur cramponné au volant

Dans la nuit du 28 septembre 2018, Alexandre B. et onze de ses collègues du GIGN interviennent dans le cadre d’une enquête judiciaire pour « vols aggravés » menée par la brigade de recherches d’Arras. 

Positionnés sur un parking de Fouquières-lès-Lens, à proximité d’un camp de « gens du voyage », les gendarmes de cette unité d’élite sont chargés d’attendre et d’arrêter trois suspects de cambriolages. Décrits par leurs collègues locaux comme des « malfaiteurs déterminés », capables de violence, ils seraient « prêts à prendre tous les risques pour fuir »

Quand la voiture des trois hommes se gare, à 3 h 35, Alexandre B. donne le « top » de l’interpellation. Deux passagers s’échappent à pied tandis que le conducteur, Henri Lenfant, reste immobile et s’agrippe au volant. L’un des gendarmes brise la vitre du conducteur et ouvre sa portière mais ne parvient pas à l’extraire de la voiture. 

Alexandre B. décide alors de pénétrer dans l’habitacle, côté passager, son arme de service à la main. Il tire le frein à main et tente de retirer la clé du contact. Mais Henri Lenfant redémarre et la voiture embarque le gendarme sur une vingtaine de mètres. 

Alors qu’Alexandre B. a les deux genoux sur le siège passager et les pieds qui dépassent de la portière ouverte, une lutte s’engage. Le gendarme donne des coups au conducteur, au niveau du flanc droit, et lui intime l’ordre de s’arrêter. Henri Lenfant accélère en direction d’un champ et repousse deux fois le gendarme avec sa main. 

Un coup de feu retentit. La balle tirée par Alexandre B. atteint l’arrière du crâne d’Henri Lenfant. Le Samu, appelé par les forces de l’ordre, ne peut le réanimer. Henri Lenfant est mort à 22 ans. Ferrailleur et père de deux jeunes enfants, il vivait en famille dans une caravane. Aucune arme n’a été retrouvée dans sa voiture. 

Une position « inconfortable et dangereuse »

Tout au long de l’enquête menée par l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN) puis de l’instruction, Alexandre B. a soutenu qu’il se sentait en danger de mort, craignant d’être éjecté du véhicule puis écrasé. Ses collègues confirment, estimant que tous les gendarmes proches du véhicule risquaient leur vie. 

Depuis sa mise en examen pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », il y a cinq ans, Alexandre B. est sous contrôle judiciaire avec l’interdiction de porter une arme. Il n’en avait jamais fait usage auparavant, s’entraînait au tir « au moins deux fois par mois » et affirme qu’il a tiré sans viser la tête et sans volonté de tuer.

Dans l’attente de son procès, il est toujours gendarme mais cantonné à des tâches administratives. Son avocat décrit un homme « très volontaire », qui avait servi au GIGN, en Polynésie et en Guyane. Sa carrière, longue d’une vingtaine d’années, est aujourd’hui « complètement bloquée »

Dans son ordonnance de mise en accusation, la juge d’instruction confirme qu’Henri Lenfant « résistait à son interpellation », « par sa passivité puis par le redémarrage du véhicule et enfin en repoussant de la main Alexandre B. ». Mais elle souligne aussi que le gendarme a décidé « de sa seule initiative de pénétrer dans l’habitacle du véhicule », arme à la main, « sans que cela relève d’une nécessité absolue ».

Pour la magistrate, « d’autres solutions permettaient encore l’immobilisation définitive » de la voiture. Elle estime donc que le gendarme s’est mis de lui-même « dans une position particulièrement inconfortable et dangereuse » et conclut au caractère disproportionné de son geste. Les cinq juges professionnels de la cour criminelle auront quatre jours pour se faire une idée.

 
 

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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:29
Après un tir mortel, un policier
renvoyé aux assises pour meurtre

En octobre 2020, un membre de la BAC de nuit parisienne avait tiré trois fois sur Olivio Gomes, un conducteur de 28 ans qui redémarrait sa voiture, à Poissy. Son frère Leonel témoigne en vidéo auprès de Mediapart. Le fonctionnaire invoque la légitime défense. 

Camille Polloni 9 mars 2024 à 12h15

Le 26 janvier dernier, au terme de trois ans d’enquête, une juge d’instruction de Versailles a pris une décision rarissime dans les affaires de tirs mortels commis par des membres des forces de l’ordre : elle a ordonné qu’un policier soit jugé pour meurtre, devant une cour d’assises. 

Gilles G., membre de la brigade anticriminalité (BAC) de nuit parisienne, aujourd’hui âgé de 33 ans, a tué Olivio Gomes le 17 octobre 2020 à Poissy (Yvelines). Le jeune homme de 28 ans venait de redémarrer sa voiture pour échapper à un contrôle, précédé d’une filature inexpliquée. Trois balles, tirées à moins d’un mètre, ont atteint le haut de son corps. Il n’a pas pu être réanimé. 

Depuis, le policier est mis en examen pour « homicide volontaire ». Il lui est interdit d’exercer son métier sur la voie publique et de porter une arme. Invoquant la légitime défense, Gilles G. a toujours soutenu que la voiture d’Olivio Gomes lui fonçait dessus et qu’il avait eu peur pour sa vie. Il conteste son renvoi devant les assises. La cour d’appel de Versailles doit examiner son recours le 21 mai prochain. 

 
Illustration 1 Leonel, frère d'Olivio Gomes, tué par un policier en 2020.

Originaire de Guinée-Bissau, où il est enterré, Olivio Gomes vivait en couple avec la mère de ses deux enfants, âgés de 4 ans et de 18 mois le jour de son décès. Sa famille estime que l’information judiciaire a été bien menée, sans qu’elle soit contrainte de batailler pour que les investigations avancent.

Dans son témoignage vidéo auprès de Mediapart, le frère du défunt, Leonel Gomes, s’en étonne presque. Au fil des années, il a côtoyé de nombreux proches de personnes tuées par la police. Il a conscience d’avoir vécu une forme d'exception, sans pouvoir l'expliquer. « L'autopsie, l'expertise, la reconstitution : tout s'est déroulé naturellement. Je ne sais pas si c'est lié à la manière dont on a mené ce combat ou si c'est simplement de la logique. Dans d'autres affaires, même avec des vidéos, ça reste compliqué. Je pense au cas de Cédric Chouviat. »

La mort d’Olivio Gomes, relativement peu médiatisée par rapport à d’autres décès, met en lumière plusieurs questions récurrentes dans les affaires de tirs mortels : la crédibilité de la parole policière, ici mise à mal par l’enquête ; la difficile appréhension de la « légitime défense » au-delà de la « peur » subjective invoquée par l’agent ; la possibilité, pour un fonctionnaire expérimenté, d’opter pour une autre solution que le tir. 

Un dépassement sur le périph

L’ordonnance de mise en accusation, révélée par l’AFP puis Libération, et également consultée par Mediapart, résume le déroulement des faits et les conclusions de l’enquête. Le 16 octobre 2020, Olivio Gomes passe la soirée à Paris avec deux de ses amis, Oualid et Sami. Une dernière soirée de liberté avant l’entrée en vigueur du couvre-feu Covid, le lendemain. Vers 2 heures du matin, les trois hommes rentrent à Poissy en voiture.

Gilles G., policier depuis une dizaine d'années, est arrivé à la BAC de nuit parisienne un mois plus tôt. Ce soir-là, il est assis sur la banquette arrière de la Passat. Son collègue, Laurent M., conduit la voiture, Harry S. est le chef de bord, c’est-à-dire le passager avant. Sur le périphérique parisien, ils se font doubler par la Clio et décident de la suivre. 

Encore aujourd’hui, cette décision reste obscure. Dans les premiers temps de l’enquête, les policiers expliquent avoir voulu contrôler la Clio parce que son conducteur avait un comportement dangereux : il aurait roulé trop vite, fait des embardées, tourné sans mettre le clignotant. Sauf que les images de vidéosurveillance, exploitées par la suite, ne montrent rien de tel. 

 

Pendant une dizaine de minutes, les policiers de la BAC suivent discrètement la Clio, même si aucune infraction ne le justifie. Ils ne mettent le gyrophare et la sirène que sur l’autoroute A13, alors qu’ils sont déjà sortis de leur zone de compétence, et tardent à se signaler à leur station directrice. Les policiers finissent par prévenir la salle de commandement : ils ont pris en charge une voiture en « refus d’obtempérer ».

Si l’expression donne l’impression d’une redoutable course-poursuite, la réalité est tout autre. Certes, Olivio Gomes n’a pas pris la première sortie que les policiers lui indiquent, mais la suivante. En outre, il respecte les limitations de vitesse, conduit sans faire de zigzags, met ses clignotants. Pour la juge d’instruction, « aucun élément objectif […] ne paraît caractériser un danger particulier. La situation ne paraît pas alors être génératrice d’un stress anormal ou en tout état de cause supérieur à ce qu’un policier normalement entraîné doit être capable d’affronter »

Trois tirs dans le torse

Le conducteur poursuit sa route jusqu’à Poissy, où il habite. À ce moment-là, les fonctionnaires ignorent l’essentiel de ce qu’il a à se reprocher : Olivio Gomes a confié à ses amis qu’il ne voulait pas s’arrêter parce qu’il n’avait pas le permis. Des analyses ultérieures montrent qu’il a consommé de l’alcool et du cannabis. 

Une fois garé devant chez lui, Olivio Gomes se retrouve bloqué par la voiture de la BAC, qui se colle à la sienne. Gilles G. en sort, pointe son arme sur le conducteur et lui intime l’ordre de couper le moteur. C’est à ce moment-là qu’Olivio Gomes redémarre et percute l’avant de la voiture de police. Touché par trois coups de feu, il perd le contrôle de son véhicule, qui s’encastre dans un autre, à quelques mètres. 

Si le positionnement exact de Gilles G. par rapport au véhicule n’a pu être définitivement tranché par l’enquête, celle-ci a au moins permis de retracer la trajectoire des trois tirs.

Le premier, qui a traversé le montant de la portière conducteur, a atteint Olivio Gomes de face, au trapèze gauche. Le deuxième a brisé la fenêtre, côté conducteur, et traversé son corps de profil. « C’est le second tir qui a entraîné la mort, causant une hémorragie massive associée à une détresse respiratoire », écrit la juge d’instruction. Pour elle, ce trajet du deuxième tir, puis du troisième (qui touche par l’arrière), « démontre très clairement que le véhicule passait devant » le policier et que celui-ci « ne se trouvait pas sur la trajectoire »

La magistrate en conclut une « intention homicide » de Gilles G., agent « rompu au maniement des armes » qui « a délibérément fait feu à trois reprises sur Olivio Gomes avec une arme létale, à courte distance » (entre 50 centimètres et 1 mètre), les deux mains sur son pistolet, « en visant et atteignant le torse de la victime », c’est-à-dire une zone vitale. 

Alors que le policier défend la légitimité de ses tirs, la juge d’instruction souligne sa « mauvaise appréciation de la situation » et sa « crainte subjective, non étayée par les éléments objectifs du dossier ». Gilles G. « ne se trouvait pas exposé au danger qu’il affirme avoir ressenti », ajoute la magistrate, pour qui le policier était protégé par le véhicule de police et « pouvait sans difficulté se jeter sur le côté » plutôt que de tirer trois fois sur le conducteur. 

Un policier passionné de tir 

Si la décision judiciaire est inhabituelle, le profil de Gilles G. l’est aussi. Dès l’école de police, ses formateurs puis sa hiérarchie le décrivent comme un policier moyen, voire médiocre, mais un « excellent tireur ». Alors que beaucoup de ses collègues peinent à conserver un niveau correct au cours de leur carrière, Gilles G. pratique le tir sportif en dehors du travail. À titre personnel, il possède même cinq armes : deux fusils, deux carabines et un pistolet 9 mm proche du modèle utilisé dans la police.

Plus surprenant, après sa mise en examen pour homicide volontaire et son placement sous contrôle judiciaire, le policier est retourné à son club de tir, dans le Val-de-Marne, à au moins trois reprises. « Il expliquait qu’il avait effectué ces séances de tir afin de conserver son autorisation de détention et de pouvoir vendre ses armes par la suite », s’étonne la juge d’instruction, constatant qu'il ne semble pas avoir de « crainte particulière vis-à-vis des armes à feu depuis les faits ». La magistrate s’interroge aussi sur « l’opacité entretenue » par le policier sur sa « maîtrise incontestable du maniement des armes » alors qu'il se présente comme un tireur « normal »

Dans le téléphone de Gilles G., les enquêteurs ont également retrouvé la photo de notes manuscrites sur les faits. Le policier a reconnu avoir été « briefé » par son chef de bord, Harry S., pour préparer sa convocation à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). 

Sur ce pense-bête s’empilent quelques formules toutes faites qui, pour la juge d’instruction, questionnent « la sincérité de ses déclarations » : « Tu t’es senti en danger d’où le pq tu as fait feu », « il vient vers toi pour te percuter », « tu étais ailleurs et c’est la voix de ton collègue qui te ramène à la réalité », « plusieurs reprises poser la question “comment il va ?” », « tu as été choqué (important). Tu voulais pas tuer (souligné trois fois) ». Et la magistrate de conclure : « Si l’on peut aisément admettre que l’intéressé ait eu besoin d’aide pour rassembler ses esprits avant son audition devant l’IGPN, on comprend plus difficilement pourquoi il paraît nécessaire de lui rappeler des éléments qui devraient relever de l’évidence s’il les a vécus comme tels. » 

 

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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:24
Pour cela, il y a de l'argent mais pas pour accueillir....

À Strasbourg, l’Europe intensifie

discrètement le fichage

des migrants

Dans un bâtiment discret, 350 personnes travaillent à renforcer le contrôle et le suivi des personnes entrant dans l’espace Schengen. Reportage dans l’agence de l’Union européenne qui renforce le fichage des migrants.

Camille Balzinger (Rue89 Strasbourg)

5 mars 2024 à 13h25

Strasbourg (Bas-Rhin).– Dans le quartier du Neuhof à Strasbourg, un bâtiment hautement sécurisé attire l’œil. Dissimulée derrière le gymnase du Stockfeld et entourée de terrains vagues, l’agence européenne eu-Lisa est protégée par deux lignes barbelées surplombées de caméras. Aux alentours du bâtiment, les agents de sécurité portent au cœur un petit drapeau bleu aux douze étoiles. Des véhicules immatriculés en France, au Luxembourg, en Belgique et en Allemagne stationnent sur le parking.

Créée en 2011 et opérationnelle depuis 2012, l’agence européenne pour la gestion opérationnelle des systèmes d’information à grande échelle eu-Lisa développe et fait fonctionner les bases de données de l’Union européenne (UE). Ces dernières permettent d’archiver les empreintes digitales des demandeurs et demandeuses d’asile mais aussi les demandes de visa ou les alertes de personnes portées disparues.

Le siège d’eu-Lisa est à Tallinn, en Estonie. Un bureau de liaison se trouve à Bruxelles et son centre opérationnel a été construit à Strasbourg. Lundi 26 février, le ministre délégué aux affaires européennes, Jean-Noël Barrot, est venu visiter l’endroit, où sont développés les nouveaux systèmes de suivi et de filtrage des personnes migrantes et des voyageurs et voyageuses non européen·nes. Le « cœur de Schengen », selon la communication de l’agence.

Sur les écrans de contrôle, des ingénieur·es suivent les requêtes adressées par les États membres aux différents systèmes d’information opérationnels. L’un d’eux raconte que le nombre de cyberattaques subies par l’agence est colossal : 500 000 tentatives par mois environ. La quantité de données gérées est aussi impressionnante : en 2022, le système VIS (Visa Information System) a enregistré 57 millions de demandes de visas et 52 millions d’empreintes digitales. La même année, 86,5 millions d’alertes ont été transmises au système SIS (Schengen Information System).

Dans l’agence du Neuhof, une vingtaine de nationalités sont représentées parmi les 350 travailleurs et travailleuses. En tout, 500 mètres carrés sécurisés abritent les données confidentielles de dizaines de millions de personnes. 2 500 ordinateurs fonctionnent en permanence pour une capacité de stockage de 13 petabytes, soit 13 milliards de gigabytes. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, l’eu-Lisa répond aux demandes de données des pays membres de l’espace Schengen ou de l’Union européenne.

Traduire la politique en technologie

Au-delà de la salle de réunion, impossible de photographier les murs ou l’environnement de travail. L’enclave européenne est sous haute surveillance : pour entrer, les empreintes digitales sont relevées après un passage des sacs au scanner. Un badge connecté aux empreintes permet de passer un premier sas d’entrée. Au-delà, les responsables de la sécurité suivent les visiteurs de très près, au milieu d’un environnement violet et vert parsemé de plantes de toutes formes.

Moins de six mois avant le début des Jeux olympiques et paralympiques de Paris et deux mois après l’accord européen relatif au Pacte sur la migration et l’asile, l’agence aux 260 millions d’euros de budget en 2024 travaille à mettre en place le système de contrôle des flux de personnes le plus précis, efficace et complet de l’histoire de l’espace Schengen. Le pacte prévoit, par exemple, que la demande d’asile soit uniformisée à travers l’UE et que les « migrants illégaux » soient reconduits plus vite et plus efficacement aux frontières.

"Nous remplaçons les frontières physiques par des frontières numériques." Agnès Diallo, directrice d’eu-Lisa

Pour accueillir le ministre, Agnès Diallo, directrice de l’eu-Lisa depuis 2023, diffuse une petite vidéo en anglais dans une salle de réunion immaculée. L’ancienne cadre de l’entreprise de services numériques Atos présente une « agence discrète » au service de la justice et des affaires intérieures européennes. À l’eu-Lisa, pas de considération politique. « Notre agence a été créée par des règlements européens et nous agissons dans ce cadre, résume-t-elle. Nous remplaçons les frontières physiques par des frontières numériques. Nous travaillons à laisser passer dans l’espace Schengen les migrants et voyageurs qui sont légitimes et à filtrer ceux qui le sont moins. »

L’eu-Lisa invente, améliore et fait fonctionner les sept outils informatiques utilisés en réseau par les États membres et leurs institutions. L’agence s’assure notamment que les données sont protégées. Elle forme aussi les personnes qui utiliseront les interfaces, comme les agents de Frontex, d’Europol ou de la police aux frontières. Au Neuhof, les personnes qui travaillent n’utilisent pas les informations qu’elles stockent.

Fichés dès l’âge de 6 ans

L’agence eu-Lisa héberge les empreintes digitales de 7,5 millions de demandeurs et demandeuses d’asile et « migrants illégaux » dans le système appelé Eurodac. Pour le moment, les données récoltées ne sont pas liées à l’identité de la personne ni à sa photo. Mais avec l’adoption des nouvelles règles relatives au statut de réfugié·e en Europe, Eurodac est en train d’être complètement refondé pour être opérationnel en 2026.

La réforme décidée en décembre 2023 prévoit que les demandeurs d’asile et « migrants illégaux » devront fournir d’autres informations biométriques : en plus de leurs empreintes, leur photo, leur nom, prénom et date et lieu de naissance seront enregistrés lors de leur entrée dans Schengen. La procédure vaudra pour toute personne dès l’âge de 6 ans (contre 14 avant la réforme). Les données qui étaient conservées pour dix-huit mois pourront l’être jusqu’à cinq ans.

La quantité d’informations stockées va donc croître exponentiellement dès 2026. « Nous aurons énormément de données pour tracer les mouvements des migrants irréguliers et des demandeurs d’asile », se félicite Lorenzo Rinaldi, l’un des cadres de l’agence venant tout droit de Tallinn. Eurodac permettra à n’importe quelle autorité policière habilitée de savoir très précisément par quel pays est arrivée une personne, ainsi que son statut administratif.

 

Il sera donc impossible de demander une protection internationale dans un pays, puis de s’installer dans un autre, ou de demander une seconde fois l’asile dans un pays européen. Lorenzo Rinaldi explique : « Aujourd’hui, il nous manque la grande image des mouvements de personnes entre les États membres. On pourra identifier les tendances, recouper les données et simplifier l’identification des personnes. »

Pour identifier les itinéraires et contrôler les mouvements de personnes dans l’espace Schengen, l’agence travaille aussi à ce que les sept systèmes d’information fonctionnent ensemble. « Nous avions des bases de données, nous aurons désormais un système complet de gestion de ces informations », se réjouit Agnès Diallo.

L’eu-Lisa crée donc également un système de traçage des entrées et des sorties de l’espace Schengen, sobrement appelé Entry-Exit System (ou EES). Développé à l’initiative de la France dès 2017, il remplace par une trace numérique le tamponnage physique des passeports par les gardes-frontières. Il permet notamment de détecter les personnes qui restent dans Schengen, après que leur visa a expiré – les overstayers, celles qui restent trop longtemps.

Frontières et Jeux olympiques

« Toutes nos équipes sont mobilisées pour faire fonctionner le système EES [entrées-sorties de l’espace Schengen – ndlr] d’ici à la fin de l’année 2024 », précise Agnès Diallo. Devant le Sénat en 2023, la directrice exécutive avait assuré que l’EES ne serait pas mis en place pendant les Jeux olympiques et paralympiques si son influence était négative sur l’événement, par exemple s’il ralentissait trop le travail aux frontières.

En France et dans onze autres pays, le système EES est testé depuis janvier 2024. L’agence estime qu’il sera prêt pour juillet 2024, comme l’affirme Lorenzo Rinaldi, chef de l’unité chargé du soutien à la direction et aux relations avec les partenaires de l’eu-Lisa : « Lorsqu’une personne non européenne arrive dans Schengen, elle devra donner à deux reprises ses données biométriques. Donc ça sera plus long la première fois qu’elle viendra sur le territoire, mais ses données seront conservées trois ans. Les fois suivantes, lorsque ses données seront déjà connues, le passage sera rapide. »

Ce système est prévu pour fonctionner de concert avec un autre petit nouveau, appelé Etias, qui devrait être opérationnel d’ici au premier semestre de 2025. Les personnes qui n’ont pas d’obligation d’avoir de visa pour entrer dans 30 pays européens devront faire une demande avant de venir pour un court séjour – comme lorsqu’un·e citoyen·ne français·e demande une autorisation électronique de voyage pour entrer aux États-Unis ou au Canada. La procédure, en ligne, sera facturée 7 euros aux voyageurs et voyageuses, et l’autorisation sera valable trois ans.

L’eu-Lisa gère enfin le système d’information Schengen (le SIS, qui gère les alertes sur les personnes et objets recherchés ou disparus), le système d’information sur les visas (VIS), la base de données des casiers judiciaires (Ecris-TCN) et le Codex pour la coopération judiciaire entre États membres.

L’agence travaille notamment à mettre en place une communication par Internet entre ces différents systèmes. Pour Agnès Diallo, cette nouveauté permettra une coordination sans précédent des agents aux frontières et des institutions judiciaires nationales et européennes dans les 27 pays de l’espace Schengen.

« On pourra suivre les migrants, réguliers et irréguliers », se félicite Fabienne Keller, députée européenne Renew et fervente défenseuse du Pacte sur les migrations. Pour la mise en place de tous ces outils, l’agence eu-Lisa devra former les États membres mais également les transporteurs et les voyageurs et voyageuses. L’ensemble de ces systèmes devrait être opérationnel d’ici à la fin 2026.

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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:18

Le conflit Israël-Hamas s’invite

 

dans les tribunaux français :

 

de plus en plus de procédures

 

pour « apologie du terrorisme »

 

Depuis les attaques du 7 octobre 2023 en Israël, la justice française a été saisie de nombreux dossiers, dont certains finissent devant les tribunaux. Des voix s’indignent que des débats politiques soient ainsi tranchés par des magistrats.

Par Christophe Ayad   Publié hier à 05h30

https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/03/02/en-marge-du-conflit-hamas-israel-une-inflation-en-france-des-procedures-pour-apologie-du-terrorisme_6219642_3224.html

Mardi 20 février en début d’après-midi, le tribunal correctionnel de Grenoble a débattu d’une question aussi rhétorique qu’essentielle : peut-on qualifier publiquement les événements du 7 octobre en Israël d’actes de résistance et non de terrorisme sans encourir une condamnation devant un tribunal français ? Mohamed Makni, 73 ans, retraité et élu municipal à Echirolles, dans la banlieue de Grenoble, a comparu devant une juge et deux assesseures et a dû s’expliquer d’un statut posté sur le groupe Facebook des Franco-Tunisiens de Grenoble, le 11 octobre 2023 : « Ils [les Occidentaux] s’empressent de qualifier de terroriste ce qui, à nos yeux, est un acte de résistance évident », avait-il écrit, reprenant sans guillemets une phrase tirée d’une tribune de l’ex-ministre tunisien des affaires étrangères Ahmed Ounaïes, dont M. Makni avait posté également le lien.

Renvoyé devant le tribunal pour « apologie du terrorisme », M. Makni comparaît libre. « Je suis surpris d’être là », dit d’emblée l’homme au crâne rasé et à la mise soignée. Il fait également part de ses « pensées à toutes les victimes », se présentant comme « un chantre de la paix » mais aussi « un militant anticolonial de naissance ». « Vous êtes un élu, une personne connue. Est-ce que vous ne pensez pas qu’en le relayant, vous ne cautionnez pas ce genre de message sans aucune précaution ? Pourquoi reprendre ces propos ? », le morigène la juge. « C’est pour attirer l’attention sur le fait qu’il y a une opinion ici et une opinion là-bas [en Tunisie]. C’est aux gens de se faire leur opinion », se défend-il.

La juge revient à la charge : « Pour vous, attaquer des civils, c’est un acte de résistance ? » « Je ne cautionne aucunement ce qui a été fait contre les civils, répond M. Makni. Mais quand j’entends des responsables israéliens dire qu’il faut balancer une bombe atomique sur Gaza ou que les Gazaouis sont des animaux humains… », répond le prévenu. Face aux explications embrouillées de M. Makni, la juge le coupe : « On n’est pas là pour faire de la géopolitique ou de l’histoire. »

Une assesseure revient à la charge : « Ici, on ne parle que du 7 octobre. Est-ce que ce qui s’est passé est terroriste ou pas ? » Décontenancé, bousculé, M. Makni réagit maladroitement : « Si je ne m’appelais pas Mohamed, je ne serais pas là. » Le tribunal se crispe. L’interrogatoire des deux avocats des parties civiles, l’Organisation juive européenne (OJE) et le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF) Grenoble-Dauphiné, enfoncent le clou : « Est-ce que le 7 octobre est légitime ou pas ? », l’interroge une avocate. Il rétorque : « C’est un conflit qui dure depuis soixante-quinze ans. » Il évoque aussi le « deux poids-deux mesures de la France ». La juge : « Je ne vais pas me répéter douze mille fois. On juge uniquement de ce qui s’est passé le 7 octobre. Pas la politique de la France. »

« Je n’accepterai aucune peine »

Mohamed Makni sent le sol se dérober sous ses pieds. Depuis que son post a été signalé anonymement sur un forum de la droite grenobloise, les ennuis n’ont pas cessé. Bien qu’il ait publié le lendemain un communiqué pour condamner les massacres de civils, il a été convoqué au commissariat pour un interrogatoire de deux heures et demie sur ses opinions concernant le 7 octobre ainsi que sur le conflit israélo-palestinien. Il s’y rend sans avocat et sans méfiance. Selon son récit, le policier chargé de l’interroger lui demande s’il est musulman et combien de fois il se rend à la mosquée. Dès que l’information de sa convocation a circulé, l’élu, militant socialiste et syndicaliste CGT, qui siège au conseil municipal d’Echirolles depuis 2001, a été exclu du Parti socialiste. Il a aussi perdu sa délégation d’adjoint au maire.

Le 17 novembre, il est convoqué par le procureur en vue d’une reconnaissance préalable de culpabilité. Une peine de quatre mois de prison avec sursis, 600 euros d’amende et trois années d’inéligibilité lui est proposée. Il refuse. « Je n’accepterai aucune peine, dussé-je aller en cassation », dit-il.

Au procès, la procureure a requis contre lui quatre mois de prison avec sursis, 800 euros d’amende dont 400 euros avec sursis et une année d’inéligibilité. Le CRIF et l’OJE ont respectivement demandé 2 000 euros et 2 600 euros de dommages et intérêts.

Circulaire du ministre

« Des cas comme M. Makni, il y en a des dizaines », déplore Me Elsa Marcel, qui, à elle seule, défend quatre dossiers d’apologie du terrorisme et deux autres pour provocation à la haine raciale, tous en lien avec les événements du 7 octobre et le conflit israélo-palestinien. Parmi ses dossiers pour apologie, on compte une lycéenne de 14 ans signalée par son établissement pour une « blague idiote », selon son avocate, qui ne souhaite pas en donner le contenu pour ne pas que sa cliente soit identifiée.

La lycéenne a été convoquée au commissariat. « On a même envisagé de lui affecter un éducateur judiciaire », s’étonne Me Marcel, qui s’inquiète de cette inflation de procédures faisant suite à la circulaire du ministre de la justice du 10 octobre 2023. « La tenue publique de propos vantant les attaques (…) en les présentant comme une légitime résistance à Israël, ou la diffusion publique de message incitant à porter un jugement favorable sur le Hamas ou le Djihad islamique (…) devront ainsi faire l’objet de poursuites », précise le texte.

Selon le ministère de la justice, 626 procédures ont été lancées à la date du 30 janvier 2024, dont 278 à la suite de saisines du pôle national de lutte contre la haine en ligne. Des poursuites ont été engagées à l’encontre de 80 personnes. Ces chiffres ne recouvrent pas le seul chef d’« apologie du terrorisme », mais aussi ceux de « provocation publique à la discrimination, à la haine ou à la violence en raison de l’origine ou de l’appartenance ou de la non-appartenance à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée ».

Interrogé par Le Monde, le parquet de Paris, qui est l’interlocuteur judiciaire privilégié de la plate-forme Pharos, estime que « depuis le 7 octobre et en lien avec le conflit entre Israël et Gaza, sur les 303 signalements reçus au pôle national de lutte contre la haine en ligne, dont 171 portent sur des faits qualifiés d’“apologie du terrorisme”, 49 ont donné lieu à identification d’auteurs domiciliés en dehors du ressort de Paris et donc à des dessaisissements pour les parquets compétents, quatre ont été poursuivis en défèrement devant le tribunal de Paris, et vingt-quatre ont été classés sans suite. » Ces chiffres ne tiennent pas compte des faits constatés hors Internet.

Inscription sur un fichier

Il est difficile d’obtenir des témoignages précis et à visage découvert concernant les poursuites pour apologie de terrorisme en raison de l’opprobre qui recouvre cette notion, mais aussi de peur, chez les intéressés, d’attirer l’attention d’associations juives qui se portent systématiquement partie civile dès lors qu’elles apprennent qu’un procès va se tenir.

Jusqu’à présent, deux affaires ont rencontré un fort écho médiatique. Celle qui visait une influenceuse sur Instagram, Warda A., qui avait tenu des propos choquants sur l’information erronée selon laquelle un bébé israélien avait été placé dans un four le 7 octobre. Elle a été condamnée, le 6 décembre, à dix mois de prison avec sursis, assortis d’un sursis probatoire de deux ans et d’un stage de citoyenneté. Elle doit aussi verser 1 500 euros à chacune des six associations partie civile. Elle a fait appel.

Autre affaire médiatique : la condamnation, début janvier, du footballeur algérien de l’OGC Nice Youcef Atal à huit mois de prison avec sursis et 45 000 euros d’amende pour avoir partagé sur son compte Instagram une vidéo d’un prédicateur appelant à « un jour noir sur les juifs ». Le joueur avait présenté des excuses après avoir supprimé cette publication ; il a fait appel du jugement. Suspendu par son club et par la commission de discipline de la Ligue de football professionnel, il n’est plus réapparu sous le maillot de l’OGC Nice, qui l’a vendu depuis à un club turc.

Mercredi 21 février, un quadragénaire a été condamné à un an de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Montpellier pour des propos tenus lors d’une manifestation propalestinienne début novembre 2023 : il avait qualifié au micro l’attaque du 7 octobre d’« acte de résistance » et d’« acte héroïque ». Lors de l’audience, l’homme s’était justifié en disant qu’« on ne peut pas parler du 7 octobre sans parler de colonisation ». « Les morts du 7 octobre sont tragiques », mais « le terrorisme est un terme politique, pas juridique », avait-il déclaré. Dans son jugement, le tribunal a estimé qu’il « ne pouvait ignorer que le Hamas fait partie des organisations considérées comme terroristes par l’Union européenne ».

Comme peine complémentaire, l’homme de 44 ans, sans emploi, sera inscrit au fichier judiciaire national automatisé des auteurs d’infractions terroristes, ce qui lui interdit les emplois dans la fonction publique et le contraint à déclarer son domicile et ses déplacements à l’étranger. Il a également été condamné à trois années d’inéligibilité et devra verser quelque 3 000 euros de dommages et intérêts à cinq associations partie civile. Dans son réquisitoire, le ministère public avait aussi demandé une interdiction de manifester pendant un an.

Epée de Damoclès judiciaire

Me Elsa Marcel distingue deux profils de personnes visées par des poursuites : « Les militants politiques ou syndicaux, sur lesquels il y a une volonté de mettre une pression pour faire taire les voix discordantes, et les anonymes, parfois des mineurs, qui sont dans 90 % des cas des personnes d’origine maghrébine et des musulmans. » Elle s’inquiète tout particulièrement des perquisitions et placements en garde à vue, de l’atmosphère de délation entretenue par les signalements dans les milieux scolaire et professionnel et du systématisme des propositions de reconnaissance préalable de culpabilité : « Il faut que les gens aient la possibilité de s’expliquer devant un tribunal », estime l’avocate.

Bien souvent, les mis en cause sont convoqués pour une audition par la police, puis plus rien. Le silence. Ils ne savent pas s’ils sont poursuivis ou si l’affaire est classée sans suite. C’est le cas de l’activiste palestinien Ramy Shaath, qui vit en France depuis qu’il a été libéré des geôles égyptiennes, où il a passé deux ans et demi sans jugement pour une accusation fantoche de terrorisme. « Quelle ironie !, confie-t-il dans un café parisien. Je suis invité dans le monde entier pour donner des conférences sur le détournement par des régimes autoritaires de la notion de terrorisme et on me convoque pour “apologie du terrorisme” en France, où je vis avec ma femme et mes enfants, pour des propos que j’ai tenus à une tribune lors d’une manifestation en faveur de Gaza. »

Il avait affirmé, le 23 octobre lors d’un rassemblement place de la République, que « ce n’est pas Israël qui a le droit de se défendre mais les Palestiniens, comme tout peuple occupé » et que « la résistance palestinienne, y compris par les armes, n’est pas du terrorisme mais un droit légitime ». Convoqué moins d’une semaine plus tard, il a été entendu en audition libre pendant deux heures.

« Ils m’ont demandé si les actes du 7 octobre étaient terroristes. J’ai répondu que je n’en savais rien, que j’attendais les résultats d’une enquête internationale, mais que je ne reprenais pas à mon compte la propagande israélienne », explique-t-il. Depuis, explique l’avocat de M. Shaath, Me Vincent Brengarth, « le parquet est resté muet et nous attendons toujours la notification d’un classement sans suite ». Cette attente est interprétée par les intéressés comme une manière de laisser planer au-dessus d’eux une épée de Damoclès judiciaire. Une forme de « harcèlement » pour M. Shaath.

« L’acharnement, ça suffit maintenant »

Gaëtan Gracia, client de Me Marcel et militant de la CGT et de Révolution permanente à Toulouse, a connu le même traitement : convocation, interrogatoire, puis plus rien. Lui a préféré garder le silence et lire une déclaration lors de son audition. « Les questions étaient posées de telle manière que je ne pouvais que m’auto-incriminer, du type : “Est-ce que vous avez conscience que vous avez glorifié les pogroms du 7 octobre ?”, raconte-t-il. Il était clair que le policier suivait un questionnaire prérédigé. A un moment, il a tenté un coup de pression en m’expliquant que garder le silence, c’était comme se couper le bras à la tronçonneuse : un droit qui me porte préjudice. »

A la fin de l’entretien, le policier a demandé à M. Gracia s’il acceptait d’être perquisitionné. Il a refusé. Depuis, il attend. « Cette attente, c’est de l’intimidation », affirme-t-il. Ils sont très nombreux dans ce cas.

Concernant le ressort de Paris, 21 affaires d’apologie du terrorisme ont été enregistrées par le parquet entre le 7 octobre 2023 et le 21 février 2024. Parmi celles-ci, sept ont été classées : quatre pour auteur inconnu, et trois pour infraction insuffisamment caractérisée, selon le parquet.

La basketteuse Emilie Gomis a été convoquée pour « apologie du terrorisme » avec son avocat, Me Brengarth, malgré des excuses et le retrait de son tweet, qui représentait une carte de France progressivement recouverte par le drapeau israélien. Elle a été poussée à quitter son poste d’ambassadrice des Jeux olympiques de Paris 2024 le 10 janvier. « La sanction a été claire à mon encontre, l’acharnement, ça suffit maintenant », a-t-elle déclaré à la sortie de son audition libre, le 8 février. Son avocat a renchéri : « Nous considérons que cette convocation n’avait pas lieu d’être, on est face à une disproportion manifeste. »

Les autorités judiciaires ont en revanche préféré éviter de convoquer des politiques comme les députés La France insoumise Danièle Obono ou Thomas Portes − une levée de leur immunité parlementaire n’était pas nécessaire −, qui ont parlé de « résistance » à propos des attaques du 7 octobre

 

« Liberté du débat public »

L’application de la loi sur l’apologie de terrorisme au conflit israélo-palestinien donne lieu à un cocktail judiciaire explosif. « Les prises de position, aussi choquantes soient-elles, n’ont rien à faire devant des tribunaux, sauf lorsqu’il s’agit d’appels à la haine des juifs ou à des violences », estime Me Richard Malka, l’avocat de Charlie Hebdo, connu pour son attachement à la liberté d’expression et au combat contre l’antisémitisme. Pour lui, « le débat d’idées doit être politique, philosophique, éthique mais pas judiciaire ».

Comme Me Elsa Marcel l’a souligné dans sa plaidoirie en faveur de M. Makni : « Si on condamne des gens parce qu’ils refusent d’utiliser le mot de “terrorisme” pour les attaques du 7 octobre, est-ce que demain on va condamner les historiens, les chercheurs, les rapporteurs de l’ONU ou encore l’Agence France-Presse, qui refusent d’employer ce terme (…) ? Ce qui se joue ici, c’est la sauvegarde de la liberté du débat public. » Le délibéré concernant Mohamed Makni est prévu le 26 mars.

 
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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:16
 
 
 
La Défenseure des droits appelle à reconstruire
la relation entre forces de l’ordre et population
Alors que la Cour des comptes a estimé à 47 millions le nombre de contrôles d'identité effectués en 2021, une étude rendue publique par la Défenseure des droits laisse apparaître plusieurs pistes d’amélioration dans les relations entre les forces de l'ordre et la population.

Dans un contexte de remise en cause régulière des interventions des forces de l’ordre, la Défenseure des droits a publié, ce mardi 27 février, une étude sur leur attitude vis-à-vis de la déontologie et des relations avec la population. Menée par des chercheurs spécialisés dans les questions de sécurité comme Jacques de Maillard et Sebastian Roché, cette analyse se fonde sur un questionnaire conduit entre juin 2022 et mars 2023 auquel ont répondu 1 631 policiers et gendarmes nationaux. « Le recours à des scientifique permet d’asseoir la légitimité de nos travaux, de les étayer », justifie Céline Roux, adjointe de la Défenseure des droits chargée de la déontologie dans le domaine de la sécurité.

Principal enseignement à retenir de cette étude : la dégradation de la relation entre forces de l’ordre et population. Si comme le rappelle Céline Roux, « plus de 70 % des policiers et des gendarmes se montrent satisfaits ou très satisfaits des conditions d’exercice de leur métier », 40,8 % d’entre eux déclarent avoir fait l’objet d’une insulte ou d’une agression verbale dans le mois précédent. Relevons aussi que seulement 23,8 % des policiers et 34,3 % des gendarmes estiment « globalement faire confiance aux citoyens pour se comporter comme il faut ». « Il existe un différentiel dans les chiffres entre policiers et gendarmes, qui s’explique probablement par des cultures professionnelles différentes », analyse-t-elle.

L’usage de la force et les contrôles font débat

Véritable point de cristallisation, l’usage de la force est régulièrement au centre de l’actualité. « Plus de la moitié des policiers et des gendarmes pensent que leur mission principale consiste à arrêter les délinquants et à faire respecter la loi », pointe Céline Roux. Plus surprenant, 51,8 % des policiers et 45,2 % des gendarmes jugent même que l’exercice de leur mission prime sur le respect de la loi. Ils sont d’ailleurs 59,8 % à considérer que, dans certains cas, l’utilisation de davantage de force que ne le prévoient les textes devrait être toléré, même si plus de 90 % d’entre eux réprouvent son usage pour obtenir des aveux.

Autre sujet de discorde pour les policiers et les gendarmes : le contrôle de leur action. Parmi les répondants, 47,3 % n’approuvent pas l’information ou la justification de leur action devant les habitants. « Plus le niveau de formation et de hiérarchie sont élevés, plus les conditions de travail sont jugées satisfaisantes, et mieux les contrôles assurés par les inspections et la Défenseure des droits sont acceptés », analyse Céline Roux.

 

Une formation insuffisante

Un rejet qui s’explique aussi par une « connaissance insuffisante du contrôle externe et des organes en charge de la déontologie », estime la Défenseure des droits. En effet, si la quasi-totalité des répondants ont entendu parler du code de déontologie, 45,7 % d’entre eux déplorent être insuffisamment formés aux règles de déontologie.

Des chiffres qui traduisent un problème plus large de formation. Sur l’année écoulée, par exemple, seulement 5,5 % des policiers et 12 % des gendarmes disent avoir suivi une formation sur la désescalade de la violence, et respectivement 6,1 et 7,2 % d’entre eux ont été formés sur leur capacité à « réagir face à une personne qui pense qu’elle n’a pas été traitée de manière juste ou respectueuse ». De la même manière, 45,7 % des policiers et gendarmes s’estiment insuffisamment formés aux droits des citoyens : seuls 66,6 % ont étudié le droit des mineurs, 53,5 % le droit de la non-discrimination, 28,8 % le droit des réfugiés et des étrangers et 20,1 % les droits économiques et sociaux.

Faire la transparence sur les contrôles d’identité

Forte de ces résultats, la Défenseure des droits préconise « un certain nombre de recommandations formulées depuis plusieurs années », rappelle Céline Roux. La première : « renforcer la formation initiale et continue des policiers et des gendarmes ».

Par ailleurs, alors que 40 % des policiers et des gendarmes considèrent que les contrôles d’identité fréquents sont pas ou peu efficaces pour garantir la sécurité d’un territoire, et après que la Cour des comptes et le Conseil d’État aient relevé l’insuffisance de transparence et de cadre autour des contrôles d’identité, la Défenseure des droits recommande d’« améliorer la transparence des contrôles d’identité pour protéger les droits et libertés ». Elle suggère également de « mettre en place un dispositif d’évaluation de la pratique des contrôles d’identité, de leur efficacité et de leur impact sur les relations avec la population » et d’« assurer leur traçabilité ».

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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:11
La quadrature du Net
La France crée un fichier
des personnes trans
Posted on30 janvier 2024
 

Révélé et dénoncé par plusieurs associations de défense des droits des personnes transgenres, un récent arrêté ministériel autorise la création d’un fichier de recensement des changements d’état civil. Accessible par la police et présenté comme une simplification administrative, ce texte aboutit en réalité à la constitution d’un fichier plus que douteux, centralisant des données très sensibles, et propice à de nombreuses dérives. Le choix de créer un tel fichier pose d’immenses problèmes aussi bien politiquement que juridiquement.

Brève histoire du RNIPP

Comme beaucoup d’actes réglementaires pris en fin d’année, l’arrêté du 19 décembre 2023 « portant création d’un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé « table de correspondance des noms et prénoms » » aurait pu passer inaperçu. Il est pourtant d’une sensibilité extrême.

Avant d’en détailler le contenu, revenons rapidement sur le contexte et l’origine de ce texte. Celui-ci découle d’un autre acte réglementaire : un décret-cadre de 2019 relatif à l’utilisation du Numéro d’identification au répertoire national des personnes physiques (NIR). Le NIR, c’est ce fameux numéro « de sécurité sociale » attribué à chaque personne à sa naissance sur la base d’éléments d’état civil transmis par les mairies à l’INSEE. Bien que, dans les années 1970, le projet d’utiliser le NIR pour interconnecter des fichiers d’États ait inquiété et conduit à la création de la CNIL, il est aujourd’hui largement utilisé par les administrations fiscales, dans le domaine des prestations sociales, dans l’éducation ou encore la justice, ainsi que pour le recensement. Le NIR peut également être consulté au travers du répertoire national d’identification des personnes physiques (RNIPP).

Si, en théorie, ce numéro devrait être très encadré et contrôlé par la CNIL, son utilisation est aujourd’hui très étendue, comme le démontre ce fameux décret-cadre de 2019 qui recense la longue liste des traitements utilisant le NIR ou permettant la consultation du RNIPP. Régulièrement mis à jour pour ajouter chaque nouveau traitement lié au NIR ou RNIPP, le décret a ainsi été modifié en octobre 2023 pour autoriser une nouvelle possibilité de consultation du RNIPP lié au changement d’état civil. C’est donc cela que vient ensuite préciser l’arrêté de décembre, objet de nos critiques.

Lorsqu’on lit le décret et l’arrêté ensemble, on comprend qu’il accorde aux services de police un accès au RNIPP « pour la consultation des seules informations relatives à l’identité des personnes ayant changé de nom ou de prénom » en application du code civil, à l’exclusion du NIR, et ce « aux fins de transmission ou de mise à disposition de ces informations aux services compétents du ministère de l’intérieur et des établissements qui lui sont rattachés et de mise à jour de cette identité dans les traitements de données à caractère personnel mis en œuvre par eux ». Il s’agirait du premier accès au RNIPP accordé au ministère de l’intérieur.

Un fichier de données sensibles…

Dans ce nouveau fichier, seront ainsi enregistrées pendant six ans les données liées au changement d’état civil ayant lieu après le 19 décembre 2023 : les noms de famille antérieurs et postérieurs au changement de nom, les prénoms antérieurs et postérieurs au changement de prénom, la date et le lieu de naissance, la date du changement de nom ou de prénom, le sexe et le cas échéant, la filiation.

Ces changements ne concernent pas l’utilisation d’un nom d’usage, tel que le nom de la personne avec qui l’on est marié·e, qui est le changement le plus courant. En pratique, de telles modifications d’état civil concerneraient deux principales situations : le changement de prénom lors d’une transition de genre ou le changement de nom et/ou prénom que des personnes décident de « franciser », notamment après une obtention de papiers. Si le fichier apparaît comme un instrument de simplification administrative au premier regard, il constitue également – comme l’ont dénoncé les associations de défense des droits LGBTQI+ – un fichier recensant de fait les personnes trans et une partie des personnes immigrées.

D’un point de vue juridique, notre analyse nous conduit à estimer que ce fichier contient des données dites « sensibles », car elles révéleraient « la prétendue origine raciale ou l’origine ethnique » ainsi que « des données concernant la santé ». La Cour de justice de l’Union européenne a récemment établi1 que la définition des données sensibles devait être interprétée de façon large et considère que si des données personnelles sont susceptibles de dévoiler, même de manière indirecte, des informations sensibles concernant une personne, elles doivent être considérées comme des données sensibles. Dans cette même décision, la Cour ajoute ainsi que si les données traitées ne sont pas sensibles lorsqu’elles sont prises indépendamment mais que, par recoupement avec d’autres données (fait par le traitement ou par un tiers) elles peuvent malgré tout révéler des informations sensibles sur les personnes concernées, alors elles doivent être considérées comme étant sensibles.

C’est exactement le cas ici : les noms et prénoms ne sont pas des données sensibles, mais si une personne tierce a en parallèle l’information que ceux-ci ont été modifiés, elle peut, par recoupement, en déduire des informations sur la transidentité d’une personne (qui changerait de Julia à Félix) ou son origine (qui passerait de Fayad à Fayard pour reprendre l’exemple donné par l’État). Cette table de correspondance crée donc en réalité un traitement de données sensibles. Or celles-ci sont particulièrement protégées par la loi. L’article 6 de la loi informatique et libertés de 1978 et l’article 9 du RGPD posent une interdiction de principe de traiter ces données et prévoient un nombre limité d’exceptions l’autorisant. Pourtant, dans sa délibération sur le décret, d’ailleurs particulièrement sommaire, la CNIL ne s’est pas penchée sur cette conséquence indirecte mais prévisible de création de données sensibles. Celles-ci seraient donc traitées en dehors des règles de protection des données personnelles.

…à destination de la police

Ensuite, la raison d’être de ce fichier particulièrement sensible interroge. La finalité avancée dans l’arrêté est « la consultation de l’identité des personnes ayant changé de nom ou de prénom en application des articles 60, 61 et 61-3-1 du code civil » et « la mise à jour de cette identité dans les traitements de données à caractère personnel que [le ministre de l’intérieur] ou les établissements publics qui lui sont rattachés mettent en œuvre ». En première lecture, on pourrait imaginer qu’il s’agit de simple facilité de mise à jour administrative. Pourtant, celle-ci diffère des procédures existantes. En effet, aujourd’hui, lorsqu’une personne change de prénom et/ou de nom, la mairie ayant enregistré le changement d’état civil informe l’INSEE qui met à jour le RNIPP et prévient les organismes sociaux et fiscaux (Pôle Emploi, les impôts, la CPAM…). En parallèle, la personne concernée doit faire un certain nombre de procédures de modifications de son coté (carte d’identité, de sécurité sociale, permis de conduire…)2.

Aucune administration n’a donc, à aucun moment, accès à un fichier recensant les changements d’état civil puisque ces modifications sont faites de façon distribuée, soit à l’initiative de l’INSEE soit à celle de la personne concernée. Pourquoi ne pas en rester là ? La raison tient sans doute au fait qu’en réalité, ce fichier est un des instruments de surveillance de la police. La lecture des nombreux destinataires du traitement est éloquente. Il s’agit des agents habilités de la police nationale et de la gendarmerie nationale, des agents habilités des services centraux du ministère de l’Intérieur et des préfectures et sous-préfectures, des agents effectuant des enquêtes administratives (pour des emplois publics ou demandes de séjour) ou des enquêtes d’autorisation de voyage, ou encore de l’agence nationale des données de voyage, du commandement spécialisé pour la sécurité nucléaire et du conseil national des activités privées de sécurité (sécurité privée qui a de plus en plus de pouvoir depuis la loi Sécurité globale…).

On le comprend alors : cette « table de correspondance » a pour unique but d’être consultée en parallèle d’autres fichiers de police, dont le nombre a explosé depuis 20 ans (il y en aurait aujourd’hui plus d’une centaine3 ) et dont les périmètres ne cessent de s’élargir. Ainsi, par exemple, lorsqu’un agent de police contrôle l’identité d’une personne, il ne consultera plus seulement le fichier de traitement des antécédents judiciaires (ou TAJ), mais également ce fichier des personnes ayant changé de nom : le premier lui permettra alors de connaître les antécédents de la personne, et le second de savoir si elle est trans ou étrangère.

Si les deux situations soulèvent des inquiétudes sérieuses, attardons-nous sur le cas des personnes trans. Elles seront outées de fait auprès de la police qui aurait alors connaissance de leur deadname4. Or de nombreux témoignages, tels que ceux recensés chaque année par SOS Homophobie dans ses rapports sur les LGBTI-phobies, démontrent qu’il existe une réelle transphobie au sein de la police. Compte tenu de ces discriminations et des violences qui peuvent y êtres associées, fournir de telles informations à la police aura non seulement pour effet de les renforcer mais peut également mettre en danger les personnes trans confrontées à la police. Ces craintes ont été partagées sur les réseaux sociaux et laissent entendre que certain·es pourraient renoncer à entamer de telles démarches de changement d’état civil face à la peur d’être présent·es dans un tel fichier. De façon générale, les personnes trans sont historiquement et statistiquement davantage victimes de violences policières.

Par ailleurs, les informations de cette « table de correspondance » pourront venir nourrir le renseignement administratif, notamment le fichier PASP qui permet de collecter un grand nombre d’informations, aussi bien les opinions politiques que l’activité des réseaux sociaux ou l’état de santé des dizaines de milliers de personne qui y sont fichées. Alors que ces capacités de surveillance prolifèrent, sans aucun réel contrôle de la CNIL (nous avons déposé une plainte collective contre le TAJ il y a plus d’un an, toujours en cours d’instruction par l’autorité à ce jour), l’arrêté de décembre dernier offre à la police toujours plus de possibilités d’en connaître davantage sur la population et de nourrir son appétit de généralisation du fichage.

Un choix dangereux en question

Au-delà de cette motivation politique, qui s’inscrit dans une extension sans limite du fichage depuis deux décennies, il faut également critiquer les implications techniques liées à la création d’un tel fichier. En centralisant des informations, au demeurant très sensibles, l’État crée un double risque. D’une part, que ces informations dès lors trop facilement accessibles soient dévoyées et fassent l’objet de détournement et autres consultations illégales de la part de policiers, comme pour bon nombre de fichiers de police au regard du recensement récemment effectué par Mediapart.

D’autre part, du fait de la centralisation induite par la création d’un fichier, les sources de vulnérabilité et de failles de sécurité sont démultipliées par rapport à un accès décentralisé à ces informations. Avec de nombreux autres acteurs, nous formulions exactement les mêmes critiques en 2016 à l’encontre d’une architecture centralisée de données sensibles au moment de l’extension du fichier TES à l’ensemble des personnes détentrices d’une carte d’identité, cela aboutissant alors à créer un fichier qui centralise les données biométriques de la quasi-totalité de la population française.

En somme, ce décret alimente des fichiers de police déjà disproportionnés, en y ajoutant des données sensibles en dérogation du cadre légal, sans contrôle approprié de la CNIL et touche principalement les personnes trans et étrangères, facilitant par là le travail de surveillance et de répression de ces catégories de personnes déjà stigmatisées par la police.

Cette initiative n’est pas unique à la France et s’inscrit dans un mouvement global inquiétant. En Allemagne, malgré l’objectif progressiste d’une loi de 2023 sur le changement de genre déclaratif, des associations telles que le TGEU ont dénoncé le fait que les modifications d’état civil soient automatiquement transférées aux services de renseignement. Aux États-Unis, différents États ont adopté des lois discriminatoires vis-à-vis des personnes trans, forçant certaines personnes à détransitionner ou bien à quitter leur État pour éviter de perdre leurs droits. Au Texas, le procureur général républicain a essayé d’établir une liste des personnes trans à partir des données relatives aux modifications de sexe dans les permis de conduire au cours des deux dernières années.

En outre, ce décret crée pour la première fois un accès pour le ministère de l’Intérieur au RNIPP, répertoire pourtant réservé aux administrations sociales et fiscales. Or, l’expérience nous montre que toute nouvelle possibilité de surveillance créé un « effet cliquet » qui ne conduit jamais à revenir en arrière mais au contraire à étendre toujours plus les pouvoirs accordés.

Nous nous associons donc aux différentes organisations ayant critiqué la création de ce fichier stigmatisant et qui participe à l’édification d’un État policier ciblant des catégories de populations déjà en proie aux discriminations structurelles. Nous espérons qu’outre ses dangers politiques, son illégalité sera dénoncée et conduira rapidement à son abrogation.

References

 
 
 
References
↑1 Voir l’arrêt de la CJUE, gr. ch., 1er août 2022, OT c. Vyriausioji tarnybin˙es etikos komisija, aff. C-184/20
↑2 L’Amicale Radicale des Cafés Trans de Strasbourg a publié dans un billet de blog un récapitulatif de l’ensemble des démarches à effectuer pour changer d’état civil en France.
↑3 Le dernier décompte a été fait en 2018 dans un rapport parlementaire sur le sujet
↑4 Le lexique du site Wiki Trans définit l’outing comme la révélation « qu’une personne est trans (ou LGBTQIA+). L’outing ne doit JAMAIS se faire sans le consentement de la personne concernée. Et cela peut être considéré, dans le code pénal, comme une atteinte à la vie privée ». Le deadname est le « prénom assigné à la naissance » et peut être source de souffrance pour une personne trans.
 
 
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27 octobre 2024 7 27 /10 /octobre /2024 20:09
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à Saint-Omer, la famille dévastée
après l’acquittement du gendarme
La cour criminelle du Pas-de-Calais a estimé jeudi que le danger justifiait le tir d’Alexandre B., jugé pour avoir tué le jeune homme d’une balle dans la tête lors de son interpellation en 2018. Le récit du militaire du GIGN était pourtant fragilisé par les éléments de la procédure.
par Ismaël Halissat, envoyé spécial à Saint-Omer et photos Hugo Clarence Janody. Hans Lucas
publié aujourd'hui  22 fevrier à 19h01
 

«Tant qu’il est gendarme, il est gendarme»

 

Un tir à bout portant

«On voulait que l’accusé voie qui il a tué»

Un discours bien rodé qui se lézarde

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22 février 2024 4 22 /02 /février /2024 20:27
Mort d’Henri Lenfant :
à Saint-Omer, la famille dévastée
après l’acquittement du gendarme

La cour criminelle du Pas-de-Calais a estimé jeudi que le danger justifiait le tir d’Alexandre B., jugé pour avoir tué le jeune homme d’une balle dans la tête lors de son interpellation en 2018. Le récit du militaire du GIGN était pourtant fragilisé par les éléments de la procédure.

 

par Ismaël Halissat, envoyé spécial à Saint-Omer et photos Hugo Clarence Janody. Hans Lucas
publié aujourd'hui  22 fevrier à 19h01
 

«Tant qu’il est gendarme, il est gendarme»

 

Un tir à bout portant

«On voulait que l’accusé voie qui il a tué»

Un discours bien rodé qui se lézarde

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21 février 2024 3 21 /02 /février /2024 10:39

Jeux olympiques Paris 2024

 

 

  1. Les mesures exceptionnelles mises en place sur l’organisation de la justice.

 

Éléments importants :

  • Augmentation importante de l’activité judiciaire en amont et pendant les JO. Affectation de magistrat·e·s supplémentaires dans les tribunaux de région parisienne : au premier semestre 2024, 122 magistrat·e·s et 294 greffiers seront affecté·e·s en renfort pour les JO (dont 60 magistrat·e·s et 185 greffiers dans le seul ressort de la cour d’appel de Paris), en plus des 140 contractuel·le·s recruté·e·s pour la seule cour d’appel de Paris. 125 des 333 nouveaux magistrat·e·s de l’ENM seront affecté·e·s en région parisienne.

  • Aménagement des vacances judiciaires traditionnelles (les magistrat·e·s sont prié·e·s d’étaler leurs congés d’été) et modification de l’organisation du travail selon trois périodes :

    • Du 24 juin au 7 juillet : les vacances judiciaires commencent plus tôt ; gèle des agendas de certaines chambres afin de privilégier les audiences de comparution immédiate et CRPC.

    • Du 8 juillet au 25 août : audiences de comparution immédiates renforcées (3 chambres de comparution immédiates).

    • Du 26 août au 27 septembre : dispositif exceptionnel pour traiter les affaires renvoyées.

  • Renfort du plateau de permanence des parquets, renfort des permanences du juge des enfants et du JLD, dispositif de soutien par la délégation de magistrat·e·s d’autres parquets ou du parquet général etc. D’autres mesures exceptionnelles sont mises en place et sont détaillées dans la « Boîte à outils » du ministère de la Justice ci-dessous.

 

Documents : 

 

 

  1. Des mesures de police extraordinaires

 

Éléments importants :

  • Le ministère de l’intérieur a prévu le déploiement de 30.000 policiers et gendarmes par jour, avec le potentiel renfort de 7000 élèves des écoles de police et de 8500 réservistes.

  • Lancement de la vidéosurveillance par intelligence artificielle : un logiciel est chargé d’analyser les images de surveillance fournies par des caméras fixes. L’IA envoie une alerté à la police dès qu’elle détecte un comportement ou une situation « suspect ». Le ministère de l’intérieur assure qu’il n’y a ni reconnaissance faciale et toute forme de recoupement avec d’autres fichiers.

  • Le ministère de l’intérieur réfléchit aussi à équiper les drones d’algorithmes de surveillance. Cette mesure n’a visiblement pas été adoptée pour le moment.

 

Documents :

 

 

  1. Déplacement des populations en situation de précarité

 

Éléments importants :

  • En octobre dernier, 70 associations ont adressé une lettre ouverte au comité d’organisation des JO, dénonçant les démantèlements de campements informels, les évacuations de foyers de travailleurs immigrés ou les interdictions de distributions alimentaires.

  • Sont visées principalement par ces mesures : les personnes sans-abris, les étudiant·e·s et les personnes exilées en situation de précarité. Un collectif d’association « Le revers de la médaille » a été créé visant à sensibiliser et avoir un impact sur ce domaine.

  • Ces mesures ont déjà démarré : plus de 4000 personnes ont été déplacées de la Seine-Saint-Denis après le démantèlement de leur lieu de vie ; 1600 personnes sans-abris d’Île-de-France ont été transférées depuis 6 mois dans des « sas » d’hébergement en régions.

 

Documents :

 

 

  1. Mise en place de périmètres de sécurité

 

Éléments importants :

  • Établissement de périmètres de sécurité autour des lieux de compétition : des zones ont été établies visant à restreindre les déplacements. Elles touchent principalement les véhicules, mais également les piétons dans certaines situations. Un QR Code devra être présenté pour rentrer dans certaines zones visiblement suite à un enregistrement sur une plateforme numérique (ex : pour les riverains, ou pour se rendre dans un bar se trouvant dans ladite zone).

  • La situation risque cependant d’évoluer d’ici fin-février.

 

Documents :

 

 

  1. Surveillance administrative de masse

 

Résumé :

  • Le SNEAS (Service national d’enquêtes administratives) est chargé de scruter la vie de tous les acteur·rice·s entourant l’événement (bénévoles, journalistes, agents de sécurité etc.). Près d’un million d’enquêtes auront lieu d’ici le début des JO.

 

Éléments importants :

 


 
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19 février 2024 1 19 /02 /février /2024 21:03
Affaire Adama Traoré : la décision
concernant la contestation
du non-lieu sera rendue le 16 mai

Dans son réquisitoire, le parquet général reconnaît un « lien de causalité » entre l’interpellation et la mort du jeune homme en 2016, mais estime que l’usage de la force par les gendarmes était proportionné.

Par Luc Bronner  Publié aujourd’hui  19/02 à 17h10


https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/02/19/affaire-traore-la-decision-sur-la-contestation-du-non-lieu-connue-le-16-mai_6217367_3224.html

Lors d’une manifestation en souvenir d’Adama Traoré, à Paris, le 8 juillet 2023. Lors d’une manifestation en souvenir d’Adama Traoré, à Paris, le 8 juillet 2023. BERTRAND GUAY / AFP

Le dossier judiciaire de l’affaire Adama Traoré n’est pas complètement clos. Après l’ordonnance de non-lieu rendue, fin août 2023, par trois juges d’instruction, la famille du jeune homme mort le 19 juillet 2016 au cours d’une interpellation par des gendarmes, à Beaumont-sur-Oise (Val-d’Oise), avait déposé un appel, examiné jeudi 15 février par la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris. La décision, dans un dossier emblématique des débats et des controverses autour des violences policières, sera rendue le 16 mai.

 

Dans son réquisitoire, consulté par Le Monde, le parquet général a pour sa part reconnu, de façon explicite, le lien entre l’intervention des gendarmes et la mort du jeune homme. « A l’issue de l’instruction, et de nombreuses expertises réalisées, le lien de causalité entre les manœuvres réalisées par les militaires de la gendarmerie et le décès de monsieur Traoré paraît établi », note le procureur général. Le magistrat retient néanmoins de ces expertises que, avant son interpellation, Adama Traoré « souffrait d’une hypoxie sévère et un processus létal était déjà enclenché, lié à un coup de chaleur ».

La mesure de contrainte opérée par les gendarmes a aggravé son état de santé, reconnaît-il donc, sans être l’unique cause du décès : « Cette asphyxie de contrainte, compte tenu de sa courte durée et des modalités d’intervention des forces de l’ordre, n’aurait pas dû avoir une issue fatale. De multiples facteurs ont conduit au décès de monsieur Traoré, qui était déjà très affaibli au moment de l’intervention des forces de l’ordre, la première cause létale étant le coup de chaleur. »

Circonstances décisives

L’argumentaire du parquet pour défendre le non-lieu rendu par les juges d’instruction repose sur le caractère « proportionné » de la force utilisée par les gendarmes afin d’interpeller Adama Traoré. Les circonstances de l’interpellation sont en effet décisives aux yeux du parquet. Le 19 juillet 2016, des gendarmes en patrouille avaient cherché à contrôler Adama Traoré et son frère Bagui, recherché dans le cadre d’une enquête pour vol avec violence.

Adama Traoré avait pris la fuite, échappant à une première tentative d’interpellation dans un jardin public grâce à l’intervention d’un ami, lequel avait bousculé les militaires qui commençaient à le menotter. Adama Traoré avait été retrouvé, dans un second temps, caché dans un appartement après avoir été signalé par un habitant effrayé par l’irruption du jeune homme avec des menottes.

 

Les gendarmes avaient fait état de rébellion et de résistance de sa part à l’intérieur de l’appartement. « Nous nous jetons sur lui avec mes deux collègues », avait déclaré l’un des fonctionnaires. « On se trouvait à trois dessus pour le maîtriser », avait ajouté un autre militaire. Devant les juges, les gendarmes avaient finalement expliqué qu’« Adama Traoré n’avait pas eu à supporter leurs trois poids respectifs simultanément » – ces dernières déclarations avaient conduit les juges à considérer leur usage de la force nécessaire et proportionné.

Argumentaire rejeté

Le parquet suit un raisonnement similaire à celui des juges d’instruction, insistant sur le fait que le recours à la force était justifié. « Le comportement actif, volontaire et tonique de monsieur Traoré, à savoir sa capacité à prendre la fuite à deux reprises en courant, sa capacité à résister à une première interpellation, pouvait largement laisser penser qu’il était en possession de ses moyens physiques au moment où les trois militaires l’ont physiquement appréhendé », relève ainsi le procureur.

« Il apparaît que cette force était proportionnée à la situation de résistance qu’opposait monsieur Traoré, puisqu’il refusait de répondre aux injonctions, et que, comme l’ont indiqué les gendarmes, il raidissait ses bras sous son corps et agitait ses jambes », précise le parquet général, en soulignant qu’aucune trace de violence n’a été constatée sur le corps du jeune homme.

 
« Après huit ans de mauvaise foi judiciaire, la justice reconnaît enfin que l’interpellation violente des gendarmes a causé la mort d’Adama Traoré. Si la chambre de l’instruction respectait la loi, les gendarmes seraient renvoyés devant une juridiction pour être jugés », a réagi l’avocat de la famille Traoré, Me Yassine Bouzrou. Dans son réquisitoire, le procureur a rejeté l’argumentaire de la famille quant à l’accusation de non-assistance à personne en danger au moment où Adama Traoré perdait connaissance, à la fin de son transfert vers la gendarmerie.
 
 

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