Le 26 janvier dernier, au terme de trois ans d’enquête, une juge d’instruction de Versailles a pris une décision rarissime dans les affaires de tirs mortels commis par des membres des forces de l’ordre : elle a ordonné qu’un policier soit jugé pour meurtre, devant une cour d’assises.
Gilles G., membre de la brigade anticriminalité (BAC) de nuit parisienne, aujourd’hui âgé de 33 ans, a tué Olivio Gomes le 17 octobre 2020 à Poissy (Yvelines). Le jeune homme de 28 ans venait de redémarrer sa voiture pour échapper à un contrôle, précédé d’une filature inexpliquée. Trois balles, tirées à moins d’un mètre, ont atteint le haut de son corps. Il n’a pas pu être réanimé.
Depuis, le policier est mis en examen pour « homicide volontaire ». Il lui est interdit d’exercer son métier sur la voie publique et de porter une arme. Invoquant la légitime défense, Gilles G. a toujours soutenu que la voiture d’Olivio Gomes lui fonçait dessus et qu’il avait eu peur pour sa vie. Il conteste son renvoi devant les assises. La cour d’appel de Versailles doit examiner son recours le 21 mai prochain.

Leonel, frère d'Olivio Gomes, tué par un policier en 2020.
Originaire de Guinée-Bissau, où il est enterré, Olivio Gomes vivait en couple avec la mère de ses deux enfants, âgés de 4 ans et de 18 mois le jour de son décès. Sa famille estime que l’information judiciaire a été bien menée, sans qu’elle soit contrainte de batailler pour que les investigations avancent.
Dans son témoignage vidéo auprès de Mediapart, le frère du défunt, Leonel Gomes, s’en étonne presque. Au fil des années, il a côtoyé de nombreux proches de personnes tuées par la police. Il a conscience d’avoir vécu une forme d'exception, sans pouvoir l'expliquer. « L'autopsie, l'expertise, la reconstitution : tout s'est déroulé naturellement. Je ne sais pas si c'est lié à la manière dont on a mené ce combat ou si c'est simplement de la logique. Dans d'autres affaires, même avec des vidéos, ça reste compliqué. Je pense au cas de Cédric Chouviat. »
La mort d’Olivio Gomes, relativement peu médiatisée par rapport à d’autres décès, met en lumière plusieurs questions récurrentes dans les affaires de tirs mortels : la crédibilité de la parole policière, ici mise à mal par l’enquête ; la difficile appréhension de la « légitime défense » au-delà de la « peur » subjective invoquée par l’agent ; la possibilité, pour un fonctionnaire expérimenté, d’opter pour une autre solution que le tir.
Un dépassement sur le périph
L’ordonnance de mise en accusation, révélée par l’AFP puis Libération, et également consultée par Mediapart, résume le déroulement des faits et les conclusions de l’enquête. Le 16 octobre 2020, Olivio Gomes passe la soirée à Paris avec deux de ses amis, Oualid et Sami. Une dernière soirée de liberté avant l’entrée en vigueur du couvre-feu Covid, le lendemain. Vers 2 heures du matin, les trois hommes rentrent à Poissy en voiture.
Gilles G., policier depuis une dizaine d'années, est arrivé à la BAC de nuit parisienne un mois plus tôt. Ce soir-là, il est assis sur la banquette arrière de la Passat. Son collègue, Laurent M., conduit la voiture, Harry S. est le chef de bord, c’est-à-dire le passager avant. Sur le périphérique parisien, ils se font doubler par la Clio et décident de la suivre.
Encore aujourd’hui, cette décision reste obscure. Dans les premiers temps de l’enquête, les policiers expliquent avoir voulu contrôler la Clio parce que son conducteur avait un comportement dangereux : il aurait roulé trop vite, fait des embardées, tourné sans mettre le clignotant. Sauf que les images de vidéosurveillance, exploitées par la suite, ne montrent rien de tel.
Pendant une dizaine de minutes, les policiers de la BAC suivent discrètement la Clio, même si aucune infraction ne le justifie. Ils ne mettent le gyrophare et la sirène que sur l’autoroute A13, alors qu’ils sont déjà sortis de leur zone de compétence, et tardent à se signaler à leur station directrice. Les policiers finissent par prévenir la salle de commandement : ils ont pris en charge une voiture en « refus d’obtempérer ».
Si l’expression donne l’impression d’une redoutable course-poursuite, la réalité est tout autre. Certes, Olivio Gomes n’a pas pris la première sortie que les policiers lui indiquent, mais la suivante. En outre, il respecte les limitations de vitesse, conduit sans faire de zigzags, met ses clignotants. Pour la juge d’instruction, « aucun élément objectif […] ne paraît caractériser un danger particulier. La situation ne paraît pas alors être génératrice d’un stress anormal ou en tout état de cause supérieur à ce qu’un policier normalement entraîné doit être capable d’affronter ».
Trois tirs dans le torse
Le conducteur poursuit sa route jusqu’à Poissy, où il habite. À ce moment-là, les fonctionnaires ignorent l’essentiel de ce qu’il a à se reprocher : Olivio Gomes a confié à ses amis qu’il ne voulait pas s’arrêter parce qu’il n’avait pas le permis. Des analyses ultérieures montrent qu’il a consommé de l’alcool et du cannabis.
Une fois garé devant chez lui, Olivio Gomes se retrouve bloqué par la voiture de la BAC, qui se colle à la sienne. Gilles G. en sort, pointe son arme sur le conducteur et lui intime l’ordre de couper le moteur. C’est à ce moment-là qu’Olivio Gomes redémarre et percute l’avant de la voiture de police. Touché par trois coups de feu, il perd le contrôle de son véhicule, qui s’encastre dans un autre, à quelques mètres.
Si le positionnement exact de Gilles G. par rapport au véhicule n’a pu être définitivement tranché par l’enquête, celle-ci a au moins permis de retracer la trajectoire des trois tirs.
Le premier, qui a traversé le montant de la portière conducteur, a atteint Olivio Gomes de face, au trapèze gauche. Le deuxième a brisé la fenêtre, côté conducteur, et traversé son corps de profil. « C’est le second tir qui a entraîné la mort, causant une hémorragie massive associée à une détresse respiratoire », écrit la juge d’instruction. Pour elle, ce trajet du deuxième tir, puis du troisième (qui touche par l’arrière), « démontre très clairement que le véhicule passait devant » le policier et que celui-ci « ne se trouvait pas sur la trajectoire ».
La magistrate en conclut une « intention homicide » de Gilles G., agent « rompu au maniement des armes » qui « a délibérément fait feu à trois reprises sur Olivio Gomes avec une arme létale, à courte distance » (entre 50 centimètres et 1 mètre), les deux mains sur son pistolet, « en visant et atteignant le torse de la victime », c’est-à-dire une zone vitale.
Alors que le policier défend la légitimité de ses tirs, la juge d’instruction souligne sa « mauvaise appréciation de la situation » et sa « crainte subjective, non étayée par les éléments objectifs du dossier ». Gilles G. « ne se trouvait pas exposé au danger qu’il affirme avoir ressenti », ajoute la magistrate, pour qui le policier était protégé par le véhicule de police et « pouvait sans difficulté se jeter sur le côté » plutôt que de tirer trois fois sur le conducteur.
Un policier passionné de tir
Si la décision judiciaire est inhabituelle, le profil de Gilles G. l’est aussi. Dès l’école de police, ses formateurs puis sa hiérarchie le décrivent comme un policier moyen, voire médiocre, mais un « excellent tireur ». Alors que beaucoup de ses collègues peinent à conserver un niveau correct au cours de leur carrière, Gilles G. pratique le tir sportif en dehors du travail. À titre personnel, il possède même cinq armes : deux fusils, deux carabines et un pistolet 9 mm proche du modèle utilisé dans la police.
Plus surprenant, après sa mise en examen pour homicide volontaire et son placement sous contrôle judiciaire, le policier est retourné à son club de tir, dans le Val-de-Marne, à au moins trois reprises. « Il expliquait qu’il avait effectué ces séances de tir afin de conserver son autorisation de détention et de pouvoir vendre ses armes par la suite », s’étonne la juge d’instruction, constatant qu'il ne semble pas avoir de « crainte particulière vis-à-vis des armes à feu depuis les faits ». La magistrate s’interroge aussi sur « l’opacité entretenue » par le policier sur sa « maîtrise incontestable du maniement des armes » alors qu'il se présente comme un tireur « normal ».
Dans le téléphone de Gilles G., les enquêteurs ont également retrouvé la photo de notes manuscrites sur les faits. Le policier a reconnu avoir été « briefé » par son chef de bord, Harry S., pour préparer sa convocation à l’Inspection générale de la police nationale (IGPN).
Sur ce pense-bête s’empilent quelques formules toutes faites qui, pour la juge d’instruction, questionnent « la sincérité de ses déclarations » : « Tu t’es senti en danger d’où le pq tu as fait feu », « il vient vers toi pour te percuter », « tu étais ailleurs et c’est la voix de ton collègue qui te ramène à la réalité », « plusieurs reprises poser la question “comment il va ?” », « tu as été choqué (important). Tu voulais pas tuer (souligné trois fois) ». Et la magistrate de conclure : « Si l’on peut aisément admettre que l’intéressé ait eu besoin d’aide pour rassembler ses esprits avant son audition devant l’IGPN, on comprend plus difficilement pourquoi il paraît nécessaire de lui rappeler des éléments qui devraient relever de l’évidence s’il les a vécus comme tels. »