La cour criminelle du Pas-de-Calais a estimé jeudi que le danger justifiait le tir d’Alexandre B., jugé pour avoir tué le jeune homme d’une balle dans la tête lors de son interpellation en 2018. Le récit du militaire du GIGN était pourtant fragilisé par les éléments de la procédure.
Les cris et le tumulte ont résonné à l’instant où le mot «acquitté» a été prononcé par la cour criminelle du Pas-de-Calais. «Justice de merde !» hurle, au terme de ces quatre jours d’audience, le père d’Henri Lenfant, tué d’une balle dans la tête en septembre 2018 par Alexandre B., gendarme au GIGN. «On va buter la juge», crie un autre proche de l’homme de 22 ans, qui était membre de la communauté des gens du voyage. «Vous trouvez ça normal ?» tonne Bruno Lenfant, frère de la victime, les poings serrés de rage, à chaque personne qui croise son regard. Leurs deux avocats restent un instant dans la salle, les yeux remplis de larmes. Ce jeudi 22 février, la justice a innocenté le militaire, jugé depuis lundi 19 février pour «violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner», infraction pour laquelle il encourrait une peine de vingt ans de prison. Les magistrats professionnels ont estimé que la situation de danger dans laquelle se trouvait Alexandre B. permettait d’ouvrir le feu.
«Tant qu’il est gendarme, il est gendarme»
Lundi, lors des premiers mots de l’accusé, en uniforme de cérémonie, un pied frappe nerveusement le sol sur le banc des parties civiles où sont rassemblés une trentaine de proches de la victime. «Je tenais à parler à la famille d’Henri Lenfant, je souhaite exprimer mes sincères émotions», dit Alexandre B., 43 ans. Et ajoute, tout de suite : «A titre personnel, je vis aussi une situation difficile.» Depuis sa mise en examen et son placement sous contrôle judiciaire lui interdisant de porter une arme, le gendarme raconte avoir été affecté à des tâches administratives. Alexandre B. a consulté quelques fois la psychologue de la gendarmerie mais n’a pas engagé de suivi après les faits. «Ça m’a pas apporté de plus-value», dit-il à la cour.
Son parcours professionnel était jusqu’alors sans accroc. Le militaire est décrit comme quelqu’un de «discret», presque effacé. «Alex est quelqu’un de calme, toujours de bonne humeur, sympathique, dévoué, au service des autres», déclare le colonel Christian Gojard, commandant du groupement de gendarmerie mobile de Reims, où travaille désormais l’accusé. Cité par la défense comme témoin de moralité, cet officier supérieur explique l’avoir soutenu pour qu’il obtienne une promotion, passant récemment d’adjudant à adjudant-chef. «C’est moi qui ai insisté sur la qualité de son travail», explique-t-il à la cour. Interrogé par l’avocat général, Franck Janeczek, à propos de la tenue choisie par Alexandre B. pour comparaître, le colonel Gojard, présent en soutien les quatre jours d’audience, ne voit pas le problème. «Tant qu’il est gendarme, il est gendarme», tranche-t-il.
Le 28 septembre 2018, l’antenne GIGN de Reims est missionnée dans une enquête judiciaire portant sur des vols réalisés la nuit dans les environs. Les douze militaires de l’unité échafaudent un dispositif d’interpellation à Fouquières-lès-Lens, près de Lens, sur un parking de quelques places, jouxtant un terrain vague et situé à côté d’un lieu de vie de «gens du voyage». Henri Lenfant, 22 ans, y habite avec sa famille et est visé par l’opération. Un enquêteur de la brigade de recherche d’Arras, qui dirige à l’époque les investigations, charge les Lenfant : «Cette famille, je la connais depuis très très longtemps, je connais sa façon de faire.»
Un tir à bout portant
Les gendarmes du GIGN intervenus cette nuit-là défilent à la barre. Et désignent Henri Lenfant et deux autres comme «l’adversaire» à interpeller. La voiture, équipée d’une balise posée par les enquêteurs qui permet de suivre le trajet, arrive aux alentours de 3 h 35 avec trois personnes à bord. Les militaires sont alors en planque. Alexandre B. donne le «top» pour l’interpellation. Selon les témoignages des gendarmes, Henri Lenfant résiste en s’agrippant au volant, alors que les deux autres occupants de la voiture ne sont plus à bord. Alexandre B. décide d’entrer dans le véhicule par la porte passager avant et affirme tirer le frein à main.
Au bout de quelques instants, le véhicule redémarre et entre sur un terrain vague cabossé. Le tir intervient à cet instant. Plusieurs gendarmes insistent dans leurs témoignages sur le «danger» que représentait la situation. Michel D. dit avoir douté «de pouvoir en sortir indemne», parle de son bras un instant coincé dans la voiture alors qu’elle démarre, puis évoque les «embardées» du véhicule. Un récit bien plus dramatique que celui qu’il livrait immédiatement après les faits aux enquêteurs de l’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN). Son collègue Laurent H. décrit pour sa part une position périlleuse du corps de l’accusé quand la voiture roulait : «En dessous du bassin, tout était à l’extérieur du véhicule.» Alexandre B. affirme de son côté n’avoir jamais rencontré une telle situation de danger.
Des affirmations difficilement compatibles avec les éléments matériels de la procédure : Henri Lenfant pesait 53 kilos, n’était pas armé et aucun gendarme n’a été blessé. Surtout, le rapport d’autopsie et l’expertise balistique déterminent, du fait de la présence de résidus de poudre sur le crâne du jeune homme, que le canon de l’arme était à une distance comprise entre deux et quinze centimètres au moment du tir. La balle entre au niveau de l’arrière droit du crâne et a une trajectoire ascendante, vers la gauche. Aucune autre lésion n’est constatée sur le corps de la victime.
«On voulait que l’accusé voie qui il a tué»
Les vidéos de la reconstitution des faits fragilisent aussi les récits des gendarmes. La course de la voiture ne dure que six secondes et treize centièmes. Le tir est intervenu dans cet intervalle. Le véhicule parcourt pendant ce temps une quinzaine de mètres. «Sur la vidéo, ça atténue énormément la sensation que j’ai pu avoir par rapport à la vitesse et au relief», tente Alexandre B., invité à livrer un commentaire sur les images.
Mercredi 21 février, quelques proches d’Henri Lenfant ont exprimé leur souffrance à la barre. «J’ai deux filles qui commencent à avoir l’âge de comprendre que leur papa ne reviendra plus jamais, témoigne Aude Labalette, la femme de la victime, dont les mots sont hachés par les sanglots. Depuis son décès, je suis seule, c’est très dur à accepter.» «Maintenant que mon frère a fermé ses yeux, on ne fait plus de fête, on ne fait plus de repas de famille, confie sa sœur. Il nous manque terriblement, à nous tous.» Georges Lenfant, le père de la victime : «Je fais plus mon anniversaire, je fais plus rien, mes petits-enfants me demandent où il est, je dis : “Papa, il est parti au ciel.”» Quasiment tous les proches d’Henri Lenfant portent un tee-shirt noir à son effigie. Un autre affirme : «On voulait que l’accusé voie qui il a tué, qu’il voie son visage.»
Dans sa plaidoirie, l’avocate Sophie David, qui défend plusieurs parties civiles, questionne : «Vous croyez vraiment qu’avec un gendarme armé dans la voiture, Henri Lenfant a pensé qu’il allait pouvoir se sauver ?» Elle ne livre pas de réponse, tant cela lui semble évident. Puis, s’adressant à Alexandre B. : «Tant que vous n’aurez pas admis que vous avez failli ce jour-là, vous resterez dangereux.» «Vous n’êtes pas la chambre d’instruction du GIGN», plaide à son tour Alban Deberdt, second conseil des proches d’Henri Lenfant, en s’adressant aux cinq magistrats de la cour. L’avocat fait alors référence aux positions exprimées par les différents responsables du GIGN entendus à la barre, pour qui Alexandre B. n’a enfreint aucune règle. «C’est la loi pénale qui s’applique», rappelle-t-il.
Un discours bien rodé qui se lézarde
Henri Lenfant a été «abattu», insiste dans ses réquisitions l’avocat général. Le ministère public affirme qu’il ne s’agit pas du procès de la gendarmerie, mais «celui d’un homme, qui a failli, qui a manqué à la devise du GIGN, rappelée à l’occasion de ce procès, “s’engager pour la vie”». L’action d’Alexandre B. le 28 septembre 2018 est un «enchaînement d’initiatives aux effets dramatiques et catastrophiques». «Peut-on sérieusement, sans la moindre contestation possible, comme l’a fait [Alexandre B.] au cours de ces trois jours de procès, dire qu’il était dans son droit le plus strict de faire usage de son arme à feu pour éliminer le danger ?» Non, pour l’avocat général. Franck Janeczek requiert une peine de deux ans de prison ferme et de cinq ans d’interdiction de porter une arme.
Pendant sa plaidoirie, Sébastien Busy, avocat d’Alexandre B., martèle la même question à la cour, déclinée sous plusieurs formes. «Pouvait-il faire autrement», «qu’est-ce qui lui restait comme alternative», ou encore «c’est toujours aisé de venir après coup, venir se dire qu’on aurait pu faire autrement». L’avocat avance que son client peut à la fois se prévaloir de la légitime défense, et des dispositions de l’article 435-1 du code de la sécurité intérieure, qui encadre l’usage des armes par les forces de l’ordre. Une position qu’a partagée la cour criminelle du Pas-de-Calais en acquittant l’accusé.
Une porte s’était pourtant ouverte un court instant, dans la salle d’audience. Quelques secondes pendant lesquelles le discours bien rodé de l’accusé s’était lézardé. «Qu’est-ce qui se passe pour que vous fassiez usage de votre arme ?» questionnait mardi la présidente Véronique Pair, pendant l’interrogatoire de l’accusé. Pour la première fois depuis le début de l’audience, Alexandre B. était interrogé sur l’instant précis où il a tué Henri Lenfant.
«Je me sens happé vers l’extérieur», répond alors Alexandre B. L’accusé arrête sa phrase et porte une main à son visage. Puis le silence. La salle retient son souffle et attend les prochains mots du gendarme, au bord des larmes. «C’est encore présent, réagit la magistrate. Vous voulez qu’on suspende l’audience ?» Le silence, encore. «On va faire une suspension», tranche alors Véronique Pair. Un quart d’heure plus tard, l’interrogatoire reprend.
«Pour quelle raison avez-vous tiré ?» questionne la présidente. «J’ai cru que j’allais mourir», assène Alexandre B. «Mourir comment ?
— Ecrasé par le véhicule.
— Vous avez pensé à quel scénario ?
— J’allais être éjecté et me faire rouler dessus par le train arrière du véhicule.»
La porte s’était refermée.