Il est rarissime qu’un membre des forces de l’ordre soit mis en accusation pour meurtre devant une cour d’assises. C’est pourtant le sens de l’ordonnance qui a clôturé, le 26 janvier, l’enquête de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN). Conformément aux réquisitions du parquet, la juge d’instruction a estimé que, pour avoir tiré à trois reprises sur Olivio Gomes et tué ce jeune Français de 28 ans originaire de Guinée-Bissau alors qu’il se trouvait au volant de sa voiture, à Poissy, le policier Gilles G. doit être jugé par la cour d’assises des Yvelines. Présumé innocent, le fonctionnaire a fait appel de cette décision. «Lorsque des violences policières débouchent sur la mort de quelqu’un, il y a parfois des suspicions sur le fait que le policier soit couvert par l’IGPN, par les magistrats… Ici ça n’a pas été le cas, salue l’avocat des parties civiles, Pape Ndiogou Mbaye. Les choses ont fonctionné telles qu’elles devaient fonctionner.»
L’interaction entre les deux trios d’hommes n’a duré que vingt minutes, dans la nuit du 16 au 17 octobre 2020. Elle commence en voiture, sur le périphérique parisien. D’un côté, un équipage de la brigade anticriminalité de nuit de Paris (BAC75N), qui roule dans une Passat noire siglée «Police». De l’autre, une Clio conduite par Olivio Gomes, accompagné de deux amis, Oualid T. et Sami B. A 2 h 08, cette dernière dépasse le véhicule de police, dans un tunnel enterré sous le bois de Boulogne, dans l’ouest de la capitale. L’ordonnance rapporte la version des policiers : la Clio «dépassait à vive allure sur la gauche, faisant des embardées entre les voies […] sans activer ses clignotants. A la vue de ce comportement routier dangereux, [les policiers] décidaient de procéder à un contrôle», selon le chef de bord, Harry S. Son collègue et conducteur du véhicule, Laurent M., décrivait pour sa part «un rabattement sur plusieurs voies de droite sans clignotant».
Affirmations mensongères
Mais ces témoignages sont faux, révèlent les caméras de vidéosurveillance exploitées ultérieurement. Ainsi, la juge d’instruction y observe un dépassement «à vive allure sur la voie de gauche» mais «aucune embardée ou brusque changement de direction». De plus, Olivio Gomes «activait son clignotant» lors des changements de file et «ne faisait aucun “zigzag”», contrairement aux affirmations des fonctionnaires. Malgré l’absence d’infraction, ils suivent la voiture, d’abord sans activer leur gyrophare et leur sirène. Ils passent l’immatriculation aux fichiers de police, mais là encore, rien d’incriminant n’en ressort.
A 2 h 15, les sirènes sont audibles dans le message que passe l’équipage de la BAC sur les ondes radio, afin de prévenir qu’ils s’engagent sur l’A13 pour suivre la Clio. Cette autoroute file vers l’Ouest et éloigne les policiers de leur zone d’activité parisienne. En temps normal, déclare l’un d’entre eux, ils n’interviennent en grande couronne «que sur instruction». Ce soir-là, ils prennent l’initiative, sans en avoir reçu la consigne, de continuer à suivre la voiture d’Olivio Gomes. Les policiers lui font signe de s’arrêter, ce qu’il ne consent pas à faire dans l’immédiat. A cet égard, «le refus d’obtempérer est caractérisé», estime la juge d’instruction, qui retranscrit les explications de l’un des passagers : «Olivio [Gomes] leur expliquait qu’il n’avait pas le permis de conduire et qu’il avait peur de se faire arrêter car il avait bu et fumé.» Il gare donc le véhicule, qui appartient à sa compagne, devant le domicile de Poissy où ils vivent avec leurs enfants. Peu avant, les deux voitures roulaient «à allure normale» dans la petite ville des Yvelines, d’après la vidéosurveillance.
A 2 h 28 les policiers annoncent à la radio l’interpellation de trois personnes et demandent l’intervention des secours car l’une d’elles est blessée par balle. Que s’est-il passé ? La voiture de la BAC est venue coller, par la gauche, la Clio d’Olivio Gomes. Assis à l’arrière, Gilles G. est descendu de la Passat, lui a crié de s’arrêter. Mais le conducteur a commencé à avancer, frottant en se dégageant l’avant du véhicule de police ; le fonctionnaire a tiré trois fois.
«Intention homicide»
Les différentes expertises médicales et balistiques établissent la chronologie suivante : le premier tir traverse le montant avant gauche (entre la vitre conducteur et le pare-brise) de la voiture et inflige à Olivio Gomes une plaie au trapèze gauche. Le second projectile est mortel : il perfore les deux poumons et l’aorte thoracique du jeune homme, vraisemblablement après avoir traversé la vitre côté conducteur et suivant une trajectoire de gauche à droite. Le troisième tir traverse l’épaule gauche et finit sa course du côté du passager avant. Il suit une trajectoire «de haut en bas, de gauche à droite et d’arrière en avant», vraisemblablement après avoir brisé la vitre arrière gauche.
Le premier tir était présenté par son auteur comme «un tir réflexe pour se préserver du danger que constituait le redémarrage du véhicule». La juge note toutefois que «la panique n’exclut pas l’intention homicide et que celle-ci, subjective par nature, peut se déduire des circonstances objectives des faits et notamment de l’usage d’une arme létale sur une partie du corps particulièrement exposée de la victime ainsi que de la réitération de ce geste». Dit simplement : l’intention de tuer du policier est manifeste, selon la magistrate, étant donné le nombre de tirs et leur direction. D’autant que l’intéressé a déclaré qu’il visait bien le conducteur et pas les parties mécaniques du véhicule
Au cours de l’enquête, la défense – qui n’a pas répondu à notre sollicitation – a invoqué le texte qui régit la légitime défense (article 122-5 du code pénal) et celui qui a assoupli, en 2017, le cadre légal d’usage des armes par les forces de l’ordre (435-1 du code de la sécurité intérieure), notamment dans le cas des refus d’obtempérer. Ces lois disposent notamment que l’usage de la force peut être justifié s’il est absolument nécessaire et strictement proportionné à la menace encourue par la personne qui fait usage de la force ou par d’autres.
L’incertaine «sincérité des déclarations»
Mais la juge d’instruction considère que ces articles ne sont pas applicables en l’espèce. Notamment car rien n’indiquait dans son comportement préalable sur la route que cette Clio constituait une menace pour les autres usagers. Surtout, la reconstitution a permis «de démontrer que le véhicule [en redémarrant] ne pouvait matériellement pas à la fois entrer en collision avec le véhicule Passat [ce qu’il a fait, ndlr] et atteindre Gilles G. qui se trouvait protégé par le positionnement du véhicule de police empêchant toute manœuvre visant à foncer directement sur le policier», résume l’ordonnance. De plus, «la trajectoire du deuxième tir, de profil par rapport au conducteur, ainsi que celle du troisième tir, d’arrière en avant, démontrent très clairement que le véhicule passait devant [le policier] et qu’il ne se trouvait pas sur la trajectoire d’un véhicule lancé à vive allure contre lui et qui s’apprêtait à le percuter». Au demeurant, la magistrate relève que «les tirs ont évidemment sur l’instant échoué à stopper le véhicule».
A la décharge du tireur, l’instruction relève que le chef de bord, qui a décidé de cette intervention loin de la capitale, et le conducteur, qui a garé son véhicule de manière à empêcher Olivio Gomes de sortir du sien, ont une part de responsabilité dans la situation. Surtout, malgré ses dix ans de police, «il sera souligné que Gilles G. venait au moment des faits de rejoindre la brigade anticriminalité (service de nuit) de Paris depuis moins d’un mois et n’avait participé qu’à deux nuits en tant qu’équipier avec l’équipage. […] Il ne disposait donc que d’une très courte expérience en la matière».
Malgré son arrivée récente, une solidarité parmi l’équipage semble se mettre en place après les faits. Ainsi, Gilles G. reconnaît avoir été «briefé», avant d’être auditionné par les enquêteurs, par le chef de bord Harry S. Parmi les déclarations que le brigadier conseille au gardien de la paix : «Tu t’es senti en danger d’où le pourquoi tu as fait feu» ; «[Olivio Gomes] vient vers toi pour te percuter» ; «Tu as été choqué» ; «Tu voulais pas tuer», etc. Le gradé conseille aussi à son subalterne de poser à «plusieurs reprises» la question «comment il va ?» au sujet de la victime.
Gilles G., quand il est interrogé sur ces notes manuscrites abordant les faits, qu’il a prises en photo et conservées dans son téléphone, oppose qu’il s’agissait de «notes prises avec ses collègues afin de préparer son audition», afin de «hiérarchiser tout ce qui s’était passé selon [ses] souvenirs», pointe l’ordonnance de mise en accusation. Laquelle ajoute : «Les éléments transmis […] ne peuvent manquer d’interroger sur la sincérité de ses déclarations.» L’avocat des parties civiles, Pape Ndiogou Mbaye, observe : «L’utilisation de la force par la police peut s’admettre, d’ailleurs il y a des règles qui l’encadrent. Mais vous ne pouvez pas a posteriori inventer des choses pour justifier l’usage de la force.»
La police, un «marqueur principal de son identité»
La personnalité du fonctionnaire est examinée au cours de l’enquête – par des professionnels de santé mais aussi via des témoignages de gens qui l’ont côtoyé. Le profil de Gilles G. dépeint un certain tableau de la police nationale. Un fonctionnaire «rigoureux et consciencieux» avec un «attachement fort à son corps de métier, qui constitue pour lui le marqueur principal de son identité», dit l’enquête de personnalité. Son dossier administratif raconte, lui, une scolarité à l’école de police «mettant en évidence une implication particulièrement insuffisante». Des notes moyennes dans la plupart des matières, un stage en commissariat qui révèle un jeune policier «très limité sur les connaissances généralistes du métier».
Gilles G. sort parmi les cinquante derniers de sa promotion d’élèves gardiens de la paix et intègre la direction de l’ordre public et de la circulation, chargée principalement du maintien de l’ordre à Paris et en petite couronne : il obtient un poste au centre de rétention administrative de Vincennes. Il rejoint ensuite un commissariat de région parisienne. Son chef décrit un fonctionnaire «moyen dans son approche intellectuelle des problématiques quotidiennes de ses missions, avec des difficultés rédactionnelles» mais «cherchant toujours à bien faire les choses». Le même rapporte qu’il était «comme un enfant» en apprenant son affectation à la BAC75N, en 2020.
C’est dans le maniement des armes que Gilles G. a toujours fait forte impression à ses formateurs et à ses chefs. Il en parle souvent et en possède une connaissance «encyclopédique». Fasciné par les unités d’intervention (Raid, GIGN…), il obtient la note maximale aux trois examens de tirs à l’école de police et est identifié comme un «excellent tireur». Pourtant, au cours de l’enquête judiciaire, il minimise ce talent, faisant état d’un niveau de tir «normal», alors même qu’il fréquente assidûment les stands de tir et possède cinq armes (un pistolet et quatre armes d’épaule). Une passion telle que, quelques mois après avoir tué Olivio Gomes, Gilles G. va plusieurs fois tirer au stand de tir. Son contrôle judiciaire lui interdisait pourtant de porter une arme. Il lui interdisait également d’être policier, mais la chambre de l’instruction a estimé qu’une interdiction de voie publique suffisait. Toujours sous le coup d’une enquête administrative, il occupe aujourd’hui un poste de «secrétaire administratif» dans le Val-de-Marne, nous fait savoir la préfecture de police de Paris.