C’est un père déterminé qui pousse, le 31 mars 2021, les portes du commissariat de Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine). Ce jour-là, Karim G. est venu, seul, dénoncer des violences qu’aurait subies son fils Mehdi, âgé de 16 ans. Il porte plainte contre un policier de la ville voisine de Suresnes qu’il accuse d’avoir fracassé le nez de son enfant. L’intervention de police en cause s’est déroulée, quelques jours plus tôt, dans les escaliers d’un immeuble, où Mehdi et deux amis se trouvaient. Une fracture est diagnostiquée et donne lieu à une opération. L’incapacité totale de travail (ITT) est évaluée à 21 jours.
Le combat judiciaire de cette famille ne s’arrête pas là. Quelques semaines plus tard, une nouvelle plainte est déposée, là encore, contre des policiers du commissariat de Suresnes. Mehdi G. et ses parents dénoncent de fausses contraventions visant l’adolescent pour des infractions liées à la crise sanitaire et qui auraient pu lui valoir une peine de prison. Une géolocalisation du portable de l’agent ayant dressé les amendes révèle qu’il n’était pas présent à l’endroit où se serait déroulé le contrôle. Selon nos informations, ces deux faits valent un renvoi le 5 décembre devant le tribunal correctionnel des Hauts-de-Seine aux agents Alexandre V. et Thomas P. Le premier est poursuivi pour «violences volontaires», tandis que son collègue l’est pour «faux en écriture publique».
Fouille illégale
Le 22 mars 2021, durant une période de couvre-feu, les policiers interviennent dans un immeuble de Suresnes pour déloger des «indésirables». Un terme utilisé par Alexandre V. et certains de ses collègues dans les rapports administratifs rédigés à propos de leur intervention. Ils décrivent une odeur de cannabis. L’un des amis de Mehdi G. sort un petit bout de résine de ses affaires. Puis, Alexandre V. contrôle Mehdi G. L’agent lui demande d’enlever ses chaussures et ses chaussettes, ce qui constitue une fouille illégale. Le policier explique alors avoir dû «repousser» l’adolescent : «Vu le comportement menaçant constaté, le repoussons avec notre tête et le plaquons contre un mur pour le menotter.»
«Pour me défendre, je l’ai attrapé également par le cou mais avec moins de force car j’ai un plus petit gabarit que lui. Il a commencé à mettre son front contre mon front et il m’a mis un coup de tête et c’est suite à ce coup de tête que mon nez s’est cassé.»
— Mehdi G. aux enquêteurs
Aucun des autres policiers qui intervient n’est capable de décrire précisément cette scène. «Je précise que moi et mes collègues n’avons rien vu, concernant un éventuel coup de tête du brigadier [Alexandre V.]», assure un des agents dans un rapport. Ce même policier – qui fait partie de l’équipage présent sur les lieux – assure ne pas avoir vu l’état physique de l’interpellé et, donc, une potentielle blessure au visage. Les trois adolescents sont conduits au commissariat pour non-respect des consignes sanitaires, alors même qu’il s’agit seulement d’une contravention.
Un «coup de tête sans vouloir être violent»
Les faits, tels que décrits par l’adolescent, sont bien différents. Mehdi G. affirme avoir été agressé par Alexandre V. quand il a refusé d’enlever ses chaussettes. «A ce moment-là, il m’a attrapé par la veste au niveau du torse pendant à peu près cinq secondes et juste après il m’a attrapé par le cou sans tenir mes vêtements», détaille-t-il face aux enquêteurs. Mehdi G. dit avoir mal et ne pas arriver à respirer. «Pour me défendre, je l’ai attrapé également par le cou mais avec moins de force car j’ai un plus petit gabarit que lui. Il a commencé à mettre son front contre mon front et il m’a mis un coup de tête et c’est suite à ce coup de tête que mon nez s’est cassé», poursuit-il.
Interrogé, le brigadier Alexandre V. parle finalement d’un «coup de tête» mais «sans vouloir être violent». Il assure pourtant que la fracture du nez de l’adolescent, constatée par un médecin dès le lendemain, n’a rien à voir avec ce coup. Selon le policier, c’est le père de Mehdi G. qui lui a cassé le nez. «Je pense que le père de [Mehdi G.] a voulu me faire porter la responsabilité de cette blessure.» Alexandre V. avance ensuite une autre hypothèse : «[Mehdi G.] a pu également être blessé après être sorti du commissariat, il s’agit d’un individu qui se bat régulièrement sur la voie publique.» Des affirmations qui n’ont pas convaincu le parquet de Nanterre. Alexandre V. sera jugé pour «violences volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours».
Accumulation de verbalisations
La famille de Mehdi G. pense aujourd’hui que la dénonciation de ces violences a provoqué un «acharnement» policier dans les semaines qui ont suivi. Au mois d’avril 2021, le jeune de 16 ans est verbalisé quatre jours différents pour non-respect des règles sanitaires. Il est aussi visé par un contrôle d’identité, le 27 avril, au cours duquel les agents lui reprochent de porter une sacoche de la marque Louis Vuitton contrefaite. Ce jour-là, tout un processus se met en route. Les douanes sont mobilisées pour expertiser la marchandise. Le service juridique de l’entreprise de luxe est contacté pour avis et incitée à porter plainte. Des poursuites sont alors envisagées par la justice.
Le soir même, Mehdi G. est visé par trois nouvelles contraventions pour non-respect des règles sanitaires, à 135 euros chacune. Or, l’adolescent et sa famille affirment qu’il était alors chez lui, après avoir passé la journée au commissariat pour cette affaire de sacoche Louis Vuitton. Et conteste, de la même façon, les contraventions précédentes du mois d’avril. Cette accumulation de verbalisations a une conséquence très concrète pour lui : l’adolescent peut désormais être poursuivi pour le délit de non-respect réitéré des règles sanitaires, réprimé d’une peine de prison de six mois. C’est ce qui se produit deux jours plus tard. Mehdi G. est de nouveau contrôlé par des policiers qui le placent en garde à vue pour cette infraction. Puis, le procureur de la République de Nanterre décide de le déferrer. La famille de l’adolescent conteste les contraventions et dépose une seconde plainte.
«Pratique déjà établie»
Dans le cadre de ces nouvelles investigations, une géolocalisation du portable de Mehdi G. est réalisée. Le 27 avril, dans la soirée, il «borne» à plus de 3 kilomètres du lieu du contrôle soi-disant effectué par les agents. «Ces informations pouvaient laisser supposer que [Mehdi G.] se trouvait bien à son domicile et non sur le lieu du contrôle indiqué», écrit l’Inspection générale de la police nationale dans une synthèse. Les enquêteurs vont alors procéder de la même façon avec les portables des agents : «La géolocalisation ne permettait pas de constater un déclenchement de relais téléphonique à l’heure concernée.» Autrement dit, aucun d’eux n’était présent sur les lieux du contrôle.
Après avoir récolté ces éléments, les enquêteurs interrogent le rédacteur des trois contraventions du 27 avril, Thomas P. Questionné sur le fait qu’il n’était pas sur place à l’heure du contrôle, le policier rétorque que cette verbalisation a pu être faite «à la vidéo» : «Nous avons un retour des caméras municipales au commissariat, et lorsque nous constatons une infraction, nous pouvons verbaliser.» Thomas P. affirme avoir été «formé» à cette façon de faire – dresser des procès-verbaux depuis le commissariat –, une «pratique déjà établie». Puis, questionné sur le fait que Mehdi G. était à son domicile à ce moment précis, le policier n’apporte pas d’explication. Thomas P. est poursuivi pour «faux en écriture publique». Le procureur de la République de Nanterre a cependant fait le choix de «correctionnaliser» cette infraction criminelle, en théorie passible d’une mise en accusation devant les assises, en supprimant la circonstance aggravante du fait qu’il s’agit d’une personne dépositaire de l’autorité publique.
L’enquête souffre aussi de nombreuses carences. Les policiers responsables des autres verbalisations du mois d’avril, également contestées par Mehdi G. et sa famille, n’ont pas été interrogés. De même, leurs données de géolocalisation n’ont pas été vérifiées. La hiérarchie n’a pas non plus été confrontée à ce que Thomas P. décrit comme des pratiques habituelles des agents du commissariat de Suresnes. Ces derniers mois, ces verbalisations par vidéo sans aucun contrôle ont été dénoncées dans plusieurs quartiers populaires par des associations et des avocats. Il s’agit du premier policier renvoyé devant la justice pour ces faits. Questionné pour savoir si des investigations complémentaires avaient été réalisées à ce sujet, le parquet de Nanterre n’a pas répondu. «Ce procès sera celui du traitement indigne des jeunes des quartiers par la police mais singulièrement celui des amendes forfaitaires qui vont se généraliser, estime Arié Alimi, l’avocat de Mehdi G. et de ses proches. Il faut qu’à chaque fausse amende, une plainte pour faux en écriture publique soit déposée.» Egalement contactés, les policiers Thomas P. et Alexandre V. n’ont pas donné suite à nos sollicitations. Leur procès est prévu le 5 décembre.