C’est un déplacement sur le thème de la sécurité certes, mais qui n’a sur le papier rien à voir avec l’actualité de la semaine. Emmanuel Macron et son ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, sont ce jeudi dans le Tarn pour parler «sécurité du quotidien», «proximité», et annoncer le déploiement de trois nouvelles brigades de gendarmerie. Mais comment ignorer le temps mauvais ? Samedi à Paris, la passagère d’une voiture a été mortellement touchée par les balles de policiers confrontés selon eux à un «refus d’obtempérer» lors d’un contrôle. «La police tue», a posté sur son compte Twitter Jean-Luc Mélenchon. Le chef de file de la Nouvelle Union populaire écologique et sociale (Nupes) a assumé chercher la polémique alors que le premier tour des élections législatives a lieu dimanche. Des propos qui ne peuvent pas émaner de «forces républicaines» a rétorqué Emmanuel Macron mercredi, lors d’une sortie à Clichy-sous-Bois, en profitant au passage pour renvoyer dos à dos la Nupes et le Rassemblement national. De son côté, la Première ministre, Elisabeth Borne, a jugé l’allégation de l’insoumis «très choquante".
Il s’agit pourtant du quatrième décès lors d’un contrôle de police en quatre mois, alors même que la question du maintien de l’ordre était déjà sur la table suite au fiasco de la finale de la Ligue des champions, et l’usage de gaz lacrymogène Gare de l’Est à Paris, pour maîtriser une foule qui attendait un bus. «C’est un sujet pour l’Intérieur ça…» tente d’évacuer un conseiller du président de la République à qui on demande un éclairage élyséen. Un sujet pour Darmanin donc, un sujet pour le préfet Didier Lallement aussi, qui, lors de sa nomination en 2019 en remplacement du réputé trop laxiste Michel Delpuech, était qualifié dans Libération de «préfet fou furieux» par un ancien directeur central de la sécurité publique. Et qui n’a, depuis, rien fait pour démentir son image d’homme de fer.
Mais c’est un peu court, tant la question du maintien de l’ordre a émaillé le quinquennat d’Emmanuel Macron, de polémiques en tragédies, de textes de loi contestés en déclarations spectaculaires. Sans qu’il ne soit, comme sur tant de sujets, jamais possible de définir la doctrine du président de la République lui-même.
Le tournant des gilets jaunes
Lorsqu’il est élu président de la République à 39 ans, son parcours, de l’ENA à la banque Rothschild, ne l’a logiquement jamais amené à prendre position sur le sujet. Un rapport de la Défenseure des droits publié en novembre 2021 estime pourtant que la question du maintien de l’ordre est devenue particulièrement délicate depuis les manifestations contre la loi travail en 2016, sous François Hollande, constatant depuis lors une «vision confrontationnelle» et une «approche principalement punitive». A l’époque, Emmanuel Macron était membre du gouvernement. Mais installé à Bercy, il avait passé plus de temps à élaborer les mesures les plus contestées de la loi qu’à analyser l’émergence d’une nouvelle génération de Black Blocs.
Le tournant pour lui se déroule donc à l’automne 2018, lorsque éclate la crise des gilets jaunes. Pour la première fois de son quinquennat, le président de la République est sérieusement déstabilisé. «C’est un basculement très brutal entre l’état de grâce et un climat quasiment insurrectionnel, régicide et très anti-Macron», se souvient son conseiller spécial d’alors, Philippe Grangeon. Les événements lui échappent. L’arc de Triomphe est détérioré par des casseurs, des gilets jaunes sont mutilés par des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD) utilisés par les forces de l’ordre. «Sans la police, vous étiez seul face à la rue, vous en avez conscience ?» glisse à Macron l’ex-grand flic sarkozyste Frédéric Péchenard, comme le raconte dans leur livre La nuit tombe toujours deux fois les journalistes Corinne Lhaïk et Eric Mandonnet. Lesquels affirment que dès lors, «le président estime avoir “une dette Gilets jaunes” à l’égard des forces de l’ordre».
De fait, alors que la contestation s’apaise à peine dans la rue, une loi dite «anticasseurs» est votée à l’Assemblée le 10 avril 2019 pour «renforcer et garantir le maintien de l’ordre public dans les manifestations». Un de ses articles autorisant un préfet d’interdire à une personne de manifester sur la voie publique est censuré par le Conseil constitutionnel. Début 2021, la loi de sécurité globale est votée au Parlement, incluant un article interdisant aux journalistes de filmer les forces de l’ordre. Il sera aussi censuré par le Conseil constitutionnel.
L’affaire Zecler et la «honte» d’Emmanuel Macron
«Le problème de la sécurité est plus un problème sociétal que régalien. Nos sociétés modernes sont de plus en plus contestataires de l’autorité. Il y a un individualisme féroce face auquel les policiers tentent de faire ce qu’ils peuvent», défend Jean-Michel Fauvergue, ancien policier et député LREM sortant qui a travaillé au programme sécurité du président sur ses deux campagnes présidentielles. En mai 2021, Emmanuel Macron analyse lui-même dans le magazine Zadig que la société a «redécouvert la violence» avec la crise des gilets jaunes. Sans en tirer de conséquences formelles sur la manière d’y faire face.
Entre-temps, le 21 juin 2019, Steve Maia Caniço, un jeune nantais, se tue en tombant dans la Loire pendant une opération de police. L’ancien préfet de Loire-Atlantique est mis en examen pour «homicide involontaire». Le 3 janvier 2020, Cédric Chouviat meurt lors d’un contrôle de police après avoir tenté d’exprimer qu’il «étouffait». Trois policiers sont mis en examen. Mais le président n’intervient pas dans le débat. Il faut qu’en novembre 2020, le producteur de musique Michel Zecler soit agressé à Paris par des policiers et que la vidéo soit diffusé pour qu’Emmanuel Macron s’exprime publiquement. Le président fustige «des images qui font honte» et réclame «au gouvernement de faire rapidement des propositions pour réaffirmer le lien de confiance qui doit naturellement exister entre les Français et ceux qui les protègent».
Emmanuel Macron, qui sur les sujets qu’ils maîtrisent le moins bien est sensible à toutes les études d’opinion, n’ignore pas que dans la foulée de cette affaire, les Français ne sont plus que 37% à déclarer avoir confiance dans la police, taux le plus bas enregistré depuis 1999 selon une étude Ifop pour le Journal du dimanche. Un an plus tard, lors du Beauvau de la sécurité dont il présente les conclusions lui-même, le président de la République annonce qu’un «centre de formation» sur la question précise du maintien de l’ordre pour les policiers sera mis en place.
De Darmanin à Pap Ndiaye,de «la violence légitime de la police»
au «déni sur les violences policières»
Pour revenir à l’Intérieur, puisque «c’est un sujet Intérieur, ça»… Les locataires de la Place Beauvau se suivent sans se ressembler. Gérard Collomb d’abord estime que «certains dans le débat public tentent d’assimiler la gendarmerie et la police à la répression, alors que c’est l’inverse qui est vrai». Christophe Castaner, ensuite, affirme qu’«il n’y a pas de police violente, il n’y a pas de police raciste». Mais ce dernier sera très marqué par l’affaire Steve Maia Caniço et finalement plus nuancé sur la question que ne le sera son prédécesseur et son successeur, allant jusqu‘à prôner une «tolérance zéro» sur les affaires de violence et de racisme au sein des services de police.
C’est alors que débarque l’ancien sarkozyste Gérald Darmanin, qui déclarera à l’Assemblée nationale en juillet 2020 : «Quand j’entends le mot violence policière personnellement je m’étouffe»… Ce dernier s’en réfère d’ailleurs régulièrement à Max Weber, qui théorisait en 1919 la légitimité de la violence de l’Etat : «La police exerce une violence, certes légitime, mais une violence, et c’est vieux comme Max Weber !» s’emballait ainsi Darmanin au cœur du même été, quitte à détourner la pensée initiale du sociologue, comme l’a démontré France Culture.
En mai 2022, surprise. Emmanuel Macron décide de nommer à l’Education nationale Pap Ndiaye. L’historien estimait en février 2021 sur France Inter que «l’attitude de déni sur les violences policières en France est classique et depuis longtemps». Alors qu’il s’agit d’une «réalité pourtant évidente d’une partie de la jeunesse française : contrôle au faciès, difficultés avec la police, parfois la violence.»
C’est finalement en décembre 2020, au média en ligne Brut, qu’Emmanuel Macron a livré la réponse la plus fidèle à ce qu’est le macronisme sur cette question : «Je peux vous dire “il y a des violences policières” si ça vous fait plaisir que je le dise, on ne va pas jouer à ni oui ni non.» Une expression qui lui a valu la colère des syndicats qui menacent alors de boycotter le Beauvau de la sécurité. Expression qu’il n’a plus prononcée depuis. Et surtout pas lors de la récente campagne présidentielle.