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24 octobre 2015 6 24 /10 /octobre /2015 11:40


Un an après la mort de Rémi Fraisse,
l'enquête judiciaire est enlisée
PAR MICHEL DELÉAN
ARTICLE PUBLIÉ LE VENDREDI 23 OCTOBRE 2015
Directeur de la publication : Edwy Plenel
www.mediapart.fr


Un an après le décès du jeune écologiste Rémi
Fraisse, tué par la grenade qu'avait lancée un gendarme
mobile à Sivens, l’enquête judiciaire semble ne devoir
déboucher sur rien de concret: pas de mise en examen,
ni même de questionnement des instructions données
aux forces de l'ordre, alors que la vie du jeune homme
a été fouillée dans ses moindres recoins.
C'était il y a un an. Dans la nuit du 25 au 26 octobre
2014, un jeune homme sans histoires, Rémi Fraisse, 21
ans, était tué par une grenade offensive lancée sur lui
par un gendarme, lors d’incidents violents sur le site du
barrage de Sivens (Tarn). Cachées pendant 24 heures
par les autorités, les causes du décès de Rémi Fraisse
ne faisaient pourtant aucun doute pour les gendarmes
et les secouristes qui étaient alors sur place.
À la suite de la plainte déposée par la famille,
une information judiciaire pour « violences par une
personne dépositaire de l’autorité publique ayant
entraîné la mort sans intention de la donner » a été
ouverte au tribunal de grande instance de Toulouse, et
deux juges d’instruction, Anissa Oumohand et Élodie
Billot, ont été désignées le 29 octobre 2014.
L’exécution de cette information judiciaire a été
confiée à des gendarmes, ceux de la section de
recherches (SR) de Toulouse, qui enquêtent donc sur
d’autres gendarmes. Et un an après la mort du jeune
homme – une victime des forces de l’ordre pour
laquelle le ministre de l’intérieur Bernard Cazeneuve
n’a pas eu un mot lors de son discours annuel devant

les chefs de la police et de la gendarmerie, le 13
octobre –, rien n’indique qu’une (ou plusieurs) mise
en examen soit envisagée par les juges.

Une chose est sûre, le passé de Rémi Fraisse
comme ses agissements le soir du drame ont été
passés au crible par les enquêteurs. Leur zèle a
d’ailleurs été tel que ses proches ont pu s’en
étonner : contenus de l’ordinateur et du téléphone
portable de Rémi minutieusement épluchés, comme
les communications et les connexions, fréquentations
passées au tamis, compte bancaire examiné, questions
insistantes posées sur ses opinions politiques, son
éventuelle consommation de drogue ou d’alcool, et
même sur la médiatisation de son décès… Tout cela a
pu laisser penser à certains, plaignants ou témoins, que
l’on essayait de salir la victime.
Or parents, amis, connaissances et employeurs, tous
ceux qui ont été interrogés par les enquêteurs ont fait
la même description de Rémi Fraisse. Celle d’un jeune
homme concerné par l’environnement (il avait suivi un
BTS « gestion et protection de la nature »), passionné
de musique, aimant l’escalade, pacifiste, non violent,
travailleur, et ne consommant aucune drogue. Il n’était
affilié à aucun parti ni organisation, en dehors d’une
association de la défense de la nature de Midi-
Pyrénées, pour laquelle il « effectuait des relevés
concernant des espèces botaniques protégées ».
« Rémi donnait également 10 euros par mois à
Amnesty International », mais « il n’aimait pas la
politique », a précisé son colocataire aux gendarmes.
Il venait également de monter une petite association,
« Changeons ensemble », avec trois amis, « dans
le but de développer de la solidarité et un espace
de dialogue », a expliqué un autre proche. Il voulait
étudier les plantes (il s'était inscrit pour passer une
licence par correspondance), et projetait un voyage
en Argentine et au Chili. À terme, Rémi envisageait
d’ouvrir une boutique de plantes naturelles. Selon
sa petite amie, il n’avait jamais participé à une
manifestation.
Basé à Plaisance-du-Touch (Haute-Garonne), dans
la région toulousaine, Rémi s’était décidé le samedi
même pour aller au rassemblement des opposants au
barrage, le 25 octobre dans la forêt de Sivens (à Lislesur-
Tarn), à une soixantaine de kilomètres de là. Des
débats et de la musique étaient au programme. Une
dizaine de copains du même âge ont fait le trajet dans
deux voitures, avec des tentes et des victuailles.
« Son intention était uniquement de passer un bon
moment, de rencontrer des gens qui avaient les mêmes
convictions que lui. Il s'y rendait vraiment dans un état
d'esprit festif, sachant qu'aucune force de l'ordre ne
devait être présente sur les lieux », a témoigné l’un
de ses amis. Après la soirée en zone festive, vers 1
h 30 du matin, Rémi Fraisse, qui avait bu un peu de
vin, a voulu aller vers les bruits d’explosions et les
affrontements, à 2 kilomètres de là, « pour voir ce que
c’était ». Sans foulard sur le visage, ni projectile. Sa
petite amie l’a accompagné, et puis a fait demi-tour,
à cause des gaz lacrymogènes. Rémi a continué tout
droit. Elle l’a cherché toute la nuit, mais ne l’a jamais
revu.

Aujourd’hui, malgré les nombreux témoignages,
films, photos et échanges radio des gendarmes qui
figurent au dossier d’instruction, personne n’est en
mesure de dire si Rémi Fraisse a participé activement
aux incidents. Dans leurs dépositions, qui semblent
concertées, les gendarmes mobiles ont en revanche
insisté sur le nombre de projectiles reçus et la
détermination de leurs assaillants cette nuit-là. Ils
avaient été bombardés de mottes de terre, de pierres et
de fusées par une centaine de personnes.

Pourtant, aucun des gendarmes mobiles n’a été blessé
(alors que six CRS l’avaient été lors des incidents de
la veille). Lourdement équipés, ils étaient protégés par
un grillage, dans la fameuse « zone de vie » censée
défendre un baraquement préfabriqué.
Sur l'ordre d'un major, un brigadier-chef a lancé
plusieurs grenades offensives OF pour repousser les
plus déterminés. L'une d'elles, lancée en cloche, a
explosé tout contre Rémi Fraisse, entre son sac à
dos et sa nuque, le tuant sur le coup. L'usage de
ces grenades, des armes de guerre, a été interdit
quelques jours plus tard par le ministre de l'intérieur
Bernard Cazeneuve. Pour sa part, l'inspection de
la gendarmerie a dédouané ses « hommes », qui
n'auraient commis aucune faute.
Pourquoi défendre à toute force un
préfabriqué ?
Craignant un nouveau Notre-Dame-des-Landes, le
pouvoir était resté inerte face aux violences commises
à Sivens par des agriculteurs et par des gendarmes
pendant les semaines qui ont précédé le décès de Rémi
Fraisse – cela malgré les alertes notamment relayées
auprès de François Hollande et Bernard Cazeneuve par
Cécile Duflot.
Après cet événement considérable, un jeune
manifestant tué par les forces de l'ordre sous un
gouvernement socialiste, ce même pouvoir n'a rien
trouvé à dire pendant 48 heures interminables,
feignant même l'ignorance. Comme Mediapart l'a déjà
démontré, le ministère de l'intérieur, la Direction
générale de la gendarmerie nationale (DGGN)
et la préfecture du Tarn suivaient pourtant les
événements en temps réel, et n'ont rien pu rater des
circonstances du décès de Rémi Fraisse.
Ainsi, sur le journal de bord du Groupement tactique
gendarmerie (GTG), d’abord transmis à la chaîne
hiérarchique puis remis aux enquêteurs de la section
des recherches de Toulouse, les gendarmes mobiles
ont indiqué, pour cette nuit-là, dès 1 h 45 précises, et
sans équivoque, la mention suivante : « Un opposant
blessé par OF », c’est-à-dire une grenade offensive,
arme dont seuls les militaires sont dotés, et que seuls
les gradés peuvent utiliser. Moins de quinze minutes
plus tard, à 1 h 59, le journal du GTG indique ceci :
« Opposant blessé serait décédé. Hémorragie externe
au niveau du cou. »
Selon le décompte officiel, le nombre d’engins
tirés par les militaires, cette nuit-là, est
impressionnant : plus de 700 grenades en tout
genre. À savoir 312 grenades lacrymogènes MP7, 261
grenades lacrymogènes CM6, 78 grenades explosives
assourdissantes F4, 10 grenades lacrymogènes
instantanées GLI, 42 grenades offensives OF, ainsi que
74 balles en caoutchouc LBD 40 mm. Les grenades
offensives OF, les plus dangereuses, sont lancées à la
main, à 10 ou 15 mètres maximum (lire ici les récits
des gendarmes présents sur place).
Or, selon de nouveaux documents dont Mediapart a
pris connaissance, les hautes autorités étaient bel et
bien informées minute par minute. À 1 h 52, le centre
opérationnel de gendarmerie d’Albi est avisé par
téléphone par un officier posté à Sivens du probable
décès d’un manifestant blessé avec une « grosse
hémorragie ». À 2 heures, soit seulement quelques
minutes après le drame, dans un autre appel, ce
message explicite : « Golf 42, informe qu'un opposant
est décédé, brigade des recherches se transporte sur
les lieux, pour information ce serait suite à un tir de
grenade offensive. » Et à 2 h 17 : « Colonel Andreani,
demande à ce que la SR soit prévenue, les événements
remontent au plus haut niveau, le TIC doit également
être engagé. » L’identité de l'auteur du lancer de
grenade offensive OF, un adjudant-chef, est déjà citée
à 2 h 44.
Les gendarmes mobiles étaient, cette nuit-là,
retranchés dans la fameuse « zone de vie », une base
construite par une entreprise de BTP pour entreposer
engins de chantier, matériel et vestiaire. Protégée par
deux clôtures successives hautes de 2 mètres, et un
fossé profond de 2,50 mètres, cette zone de vie était
constituée d'un préfabriqué et un groupe électrogène
(qui ont été incendiés la nuit précédente, quand des

vigiles avaient été pris à partie puis remplacés par
des CRS). Qu'y avait-il encore à protéger avec des
gendarmes mobiles la nuit suivante ?

Une réunion avait été organisée le 21 octobre 2014 à la
préfecture pour préparer le rassemblement festif du 25,
où plusieurs milliers de personnes étaient attendues.
Les questions de circulation et de stationnement des
véhicules ont pris du temps, selon le compte-tendu
auquel Mediapart a eu accès. Mais la prise en compte
des risques d'incident aussi.
« Lors de cette réunion, nos organisations ont
demandé à ce qu'il n’y ait plus d'engins de chantier
sur le site pour éviter tout débordement. La préfecture
avait confirmé que les engins seraient retirés du
site. Concernant les forces de l'ordre, dans la même
perspective la préfecture s'était engagée à ce qu'il n'y
ait pas de force de l'ordre présente à proximité de la
manifestation », a déclaré Ben Lefetey, le porte-parole
du collectif du Testet, interrogé en tant que témoin.
Or si les engins ont bien été retirés, le préfabriqué
et le groupe électrogène, eux, étaient encore là,
et les vigiles aussi. Avec cette cible, et après des
semaines de tensions entre militants écologistes d’une
part, agriculteurs locaux et forces de l’ordre d’autre
part, la montée en puissance des incidents était dès
lors prévisible. Des incidents qui ne pouvaient avoir
pour but que de « discréditer le mouvement »,
selon plusieurs militants, ce alors que l’arrivée de
petits groupes violents était prévue par le service
départemental du renseignement territorial (SDRT).
« J'ai été très surpris que des affrontements se
soient déroulés avec une telle ampleur sur le site,
conduisant jusqu'à ce drame. Je n'ai toujours pas
compris pourquoi l'État avait décidé de maintenir les
forces de l'ordre sur le site alors qu'à partir du samedi
matin il ne restait qu'une clôture à protéger. L'État
a ainsi, pour moi, fait prendre des risques aux forces
de l'ordre et aux personnes qu'elles affrontaient. Cette
décision politique me semble disproportionnée au
regard des enjeux sur place. D'autant plus que je
savais que le rapport qui serait rendu public le 27
octobre allait remettre en cause le projet de barrage
et donc probablement entraîner une suspension des
travaux », a poursuivi Ben Lefetey.
Le gouvernement surveillait à la loupe les événements
de Sivens. Selon le compte-rendu d’intervention du
lieutenant-colonel qui dirigeait le groupement tactique
gendarmerie à Sivens, il est fait état, vers 17 h 30,
dès les premiers incidents du 25 octobre, d’un
entretien téléphonique du GGD 81 [Groupement de
gendarmerie du Tarn – ndlr] avec le DGGN[le
directeur général de la gendarmerie nationale – ndlr]
donnant l’ordre de « procéder à des interpellations ».
Preuve que la situation intéressait au plus haut point
les autorités.
Le lieutenant-colonel qui commandait le dispositif
ce soir-là avait reçu l'ordre de « tenir la position ».
Entendu comme témoin, il déclare notamment ceci :
« Je tiens à préciser que le préfet du Tarn, par
l'intermédiaire du commandant de groupement, nous
avait demandé de faire preuve d'une extrême fermeté
vis-à-vis des opposants par rapport à toutes formes de
violences envers les forces de l'ordre. »
Bernard Cazeneuve a pour sa part fait un récit
diamétralement opposé, le 12 novembre 2014 devant
l’Assemblée nationale. « Est-ce qu’il y a eu des
consignes de ma part pour qu’il y ait de la fermeté
dans un contexte où il y avait de la tension ? J’ai
donné des instructions contraires, et je le redis devant
la représentation nationale », a déclaré le ministre de
l'intérieur.

« J’avais conscience depuis des semaines du climat
d’extrême tension de Sivens. J’étais désireux de
faire en sorte que celui-ci ne conduise pas à un
drame », a affirmé le ministre. « C’est d’ailleurs la
raison pour laquelle il n’y avait pas de forces prépositionnées
le vendredi soir à Sivens et si elles l’ont
été ultérieurement, c’est qu’il y a eu dans la nuit du
vendredi au samedi des heurts qui témoignaient de la
violence d’un petit groupe qui n’a rien à voir avec les
manifestants pacifiques de Sivens », a-t-il ajouté.
Quels ordres précis avait reçus le préfet du ministère
de l'intérieur ? Quelles instructions ce préfet a-t-il
transmises à son directeur de cabinet? L’audition du
préfet du Tarn et l'examen de ses échanges avec les
gendarmes et l'exécutif (Beauvau, Matignon et même
l'Élysée) la nuit du 25 au 26 octobre 2014, demandés
par les avocats de la famille Fraisse (Arié Alimi, Claire
Dujardin et Éric Dupond-Moretti), ont été refusés par
les juges d’instruction puis par le président de la
chambre de l'instruction de la cour d'appel de
Toulouse.
Selon des sources informées, les magistrats
toulousains ne veulent pas s'engager sur la voie
d'un questionnement des échelons administratifs
et politiques, c'est-à-dire ceux-là mêmes qui ont
conduit les gendarmes mobiles à lancer des grenades
offensives létales à Sivens.

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